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Obermann/L

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 231-241).

LETTRE L.

Lyon, 22 juin. Septième année.

Depuis que la mode n’a plus cette uniformité locale qui en faisait aux yeux de tant de gens une manière d’être nécessaire, et à peu près une loi de la nature, chaque femme pouvant choisir la mise qu’elle veut adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient.

Les gens qui entrent dans l’âge où l’on aime à blâmer ce qui n’est pas comme autrefois, trouvent de très-mauvais goût que l’on n’ait plus les cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d’un noble diamètre, et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables maintenaient une grande pureté de mœurs ; mais depuis les femmes ont perverti leur goût au point d’imiter les seuls peuples qui aient eu du goût : elles ont cessé d’être plus larges que hautes, et, ayant quitté par degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu’à pouvoir respirer et manger quoique habillées.

Je conçois qu’une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la roideur ancienne, la manière des Goths ; mais je ne puis les excuser de mettre une si risible importance à ces changements qui étaient inévitables.

Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des mœurs actuelles. Ce sont presque infailliblement des hommes sans mœurs. Les autres, s’ils les blâment, n’y mettent du moins pas cette chaleur qui m’est suspecte.

Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joués des mœurs parlent ensuite de bonnes mœurs avec exclamation ; qu’ils en exigent si sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur ôter ; et qu’ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d’elles ont eu le malheur de ne pas les mépriser eux-mêmes. C’est une petite hypocrisie dont je crois même qu’ils ne s’aperçoivent pas. C’est davantage encore, et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des excès de leurs habitudes et du désir secret de trouver une résistance sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre ; c’est une suite de l’idée que d’autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la crainte qu’on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire manquer à d’autres en leur faveur.

Lorsque les années font qu’ils n’ont plus d’intérêt à introduire le mépris de tous les droits, l’intérêt de leurs passions, qui fut toujours leur seule loi, commence à les avertir qu’on violera ces mêmes droits à leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les mœurs sévères qui les gênaient, ils déclament maintenant contre les mœurs libres qui les inquiètent. Ils prêchent bien vainement : des choses bonnes recommandées par de tels hommes tombent dans le mépris, au lieu d’en recevoir une nouvelle autorité.

Aussi vainement quelques-uns disent que s’ils s’élèvent contre des mœurs licencieuses, c’est qu’ils en ont reconnu les dangers. Cette cause, quelquefois réelle, n’est pas celle à laquelle on croit, parce qu’on sait bien qu’ordinairement l’homme qui a été injuste, quand cela lui était commode pendant l’âge des passions, ne devient juste ensuite que par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence même, est encore plus méprisée, parce qu’elle est moins franche.

Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la réflexion par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et qu’ils ne pourraient improuver naturellement qu’après y avoir pensé, voilà, à mon avis, la plus grande preuve d’une dépravation réelle. Je suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix de la nature qui se révolte, et qui rappelle au fond des cœurs ses lois méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines bornes ; cela les rassure et les console.

Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en penserez, et si je serai seul à voir ainsi. Je n’assure point que ce soit la vérité, je conviens même que beaucoup d’apparences sont contre moi.

Ma manière de penser là-dessus ne pouvait guère résulter que de ce que j’éprouve personnellement ; je n’étudie pas, je ne fais pas d’observations systématiques, et j’en serais assez peu capable. Je réfléchis par occasion ; je me rappelle ce que j’ai senti. Quand cela me conduit à examiner ce que je ne sais pas moi-même, c’est du moins en cherchant mes données dans ce qui m’est connu avec plus de certitude, c’est-à-dire dans moi : ces données n’ayant rien de supposé ou de paradoxal servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur est analogue ou opposé.

Je sais qu’avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et une fade suffisance abusant de tout ce qui n’avertit pas que l’on sera réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre soient tout à fait exemptes de blâme : celles d’entre elles qui n’en méritent pas un autre oublient du moins qu’on vit parmi la foule, et cet oubli est une imprudence. Mais ce n’est point d’elles qu’il s’agit ; je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire sur des hommes de différents caractères.

Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de respecter ce qu’ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs discours qu’ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des hommes qui ne raisonnent point leur conduite, et qui s’abandonnent aux fantaisies de l’instant présent, s’avisent de trouver de l’indécence à des choses où je n’en sens pas, et où la réflexion même ne blâmerait que l’inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui par elles-mêmes, et lorsqu’elles ne sont point déplacées, paraissent toutes simples à d’autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une pudeur réelle, et non l’hypocrisie ou la superstition de la pudeur.

C’est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure des choses une importance si grande : il suffira d’être familiarisé avec ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d’en mettre aux choses elles-mêmes.

Lorsqu’une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu’on l’embrassât dans des jeux de société, qui, mariée à vingt-deux, n’envisageait qu’avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur dans ses bras, je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa part. J’y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d’autant plus qu’une morale fausse altère toujours la candeur de l’âme, et qu’une longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s’il y en a dans son cœur, il y a bien plus encore d’ineptie dans sa tête. On lui a rendu l’esprit faux, on l’a retenue sans cesse dans la terreur des devoirs chimériques ; on ne lui a pas donné le moindre sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin des choses, on l’a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les rapports ne sont plus sensibles ; les proportions deviennent arbitraires ; les causes, les effets sont comptés pour rien ; les convenances des choses sont impossibles à découvrir. Elle n’imagine pas même qu’il puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu’on lui a imposée, et dans d’autres rapports que les relations obscures entre ses habitudes les plus secrètes, et la volonté impénétrable des intelligences qui veulent toujours autrement que l’homme.

On lui a dit : Fermez les yeux, puis marchez droit devant vous, c’est le chemin du bonheur et de la gloire ; c’est le seul ; la perte, l’horreur, les abîmes, l’éternelle damnation, remplissent tout le reste de l’espace. Elle va donc aveuglément, et elle s’égare en suivant une ligne oblique. Cela devait arriver. Si vous marchiez les yeux fermés dans un espace ouvert de toutes parts, vous ne retrouveriez point votre première direction, lorsqu’une fois vous l’auriez perdue, et souvent même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s’aperçoit point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd avec confiance. Si elle s’en aperçoit, elle se trouble et s’abandonne : elle ne connaît pas de proportions dans le mal ; elle croit n’avoir plus rien à perdre dès qu’elle a perdu cette première innocence, qu’elle estimait seule et qu’elle ne saurait retrouver.

On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse la plus sévère, et avoir horreur d’un baiser comme d’un sacrilège ; mais s’il est obtenu, elles pensent qu’il n’y a plus rien à conserver, et se livrent uniquement parce qu’elles se croient déjà livrées. On ne leur avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas, comme si on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais franchi, ou que l’on serait toujours là pour les retenir ensuite.

La dévote dont je parlais n’évitait pas des imprudences, mais elle redoutait un fantôme. Il s’ensuivra naturellement que lorsqu’on lui aura dit à l’autel de coucher avec son mari, elle l’égratignera les premiers jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on lui baisait la main, mais c’était par instinct ; elle s’y fait, et ne l’est plus quand on jouit d’elle. C’était son ambition d’être placée au ciel parmi les vierges ; mais elle n’est plus vierge ; cela est irremédiable, que lui importe le reste ? Elle devait tout à un époux céleste, et à l’exemple que la Vierge donna. Maintenant elle n’est plus la suivante de la Vierge, elle n’est plus épouse céleste ; un homme l’a possédée ; si un autre homme la possède aussi, quel grand changement cela fera-t-il ? Les droits d’un mari font très-peu d’impression sur elle ; elle n’a jamais réfléchi à des choses si mondaines ; il est très-possible même qu’elle les ignore, et il est très-certain du moins qu’elle n’en est pas frappée, parce qu’elle n’en sent pas la raison.

A la vérité, elle a reçu l’ordre d’être fidèle ; mais c’est un mot dont l’impression a passé, parce qu’il appartenait à un ordre de choses sur lequel elle n’arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de s’entretenir avec elle-même. Dès qu’elle a couché avec un homme, ce qui l’embarrassait le plus est fait ; et s’il arrive qu’en l’absence de son mari, un homme plus saint que lui ait l’adresse de répondre à ses scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle a cédé en se mariant ; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses premières jouissances, parce que c’est une chose qui n’est plus nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme elle ne s’inquiète point d’une prudence terrestre, comme elle aurait horreur de porter de précautions dans le péché, de l’attention et de la réflexion dans un acte qu’elle permet à ses sens, mais dont son âme écarte la souillure, il arrivera encore qu’elle sera enceinte, et que souvent elle ignorera ou doutera si son mari est le père de l’enfant dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser dans l’erreur, pourvu qu’elle ne prononce pas un mensonge, que de l’exposer à se mettre dans une colère qui offenserait le ciel, que de s’exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur.

Il est très-vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas une pareille conduite, et je ne parle ici contre aucune religion. La morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très-justes, et dès lors très-bons et très-heureux. La religion, qui est la morale moins raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des choses, mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée par une sanction divine ; la religion, bien entendue, ferait les hommes parfaitement purs. Si je parle d’une dévote, c’est parce que l’erreur morale n’est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins du cœur humain que dans les erreurs des dévots. J’admire la religion telle qu’elle devait être ; je l’admire comme un grand ouvrage. Je n’aime point qu’en s’élevant contre les religions on nie leur beauté, et l’on méconnaisse ou désavoue le bien qu’elles étaient destinées à faire. Ces hommes ont tort : le bien qui est fait en est-il moins un bien, pour être fait d’une manière contraire à leur pensée ? Que l’on cherche des moyens de faire mieux avec moins ; mais que l’on convienne du bien qui s’est fait, car enfin il s’en est fait beaucoup. Voilà quelques mots de ma profession de foi[1] : nous nous sommes crus, je pense, trop éloignés l’un de l’autre en ceci.

Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras. Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en lui-même, je vous avertis que j’y veux conserver toute la liberté épistolaire quand cela m’arrange.

Ces hommes dont les jouissances inconsidérées, ou mal choisies, ont perverti les affections et abruti les sens, ne voient plus, je crois, dans l’amour physique que les grossièretés de leurs habitudes : ils ont perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque, parce qu’il n’y a plus chez eux d’intervalle entre la sensation qu’ils en reçoivent et l’appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce besoin, réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu’embrasés ; mais comme ils n’ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n’ont pas su distinguer ce qui convenait d’avec ce qui ne convenait pas, même dans l’abandon des sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les mœurs, en perdant les manières, et qui sont méprisables, non pas précisément parce qu’elles donnent le plaisir, mais parce qu’elles le dénaturent, parce qu’elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté. Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en confondant des choses d’un ordre très-différent, ils ont laissé s’échapper les séduisantes illusions ; comme leurs imprudences ont été punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n’est plus allumée que par l’habitude ; leurs sensations plus indécentes qu’avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu’ils ont eux-mêmes mérité, tout leur rappelle ce que l’amour a d’odieux et peut-être ce qu’il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les âmes pures, tout ce qu’il a d’aimable et d’heureux n’est plus pour eux. Ils sont parvenus à ce point qu’il ne leur faut que des filles pour s’amuser sans retenue et avec leur dédain habituel, ou des femmes très-modestes qui puissent leur imposer encore quand aucune délicatesse ne les contient plus, et qui, n’étant pas des femmes à leur égard, ne leur donnent point le sentiment importun de ce qu’ils ont perdu.

N’est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c’est que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus être émus que par une sorte de surprise ? Ce qui fait leur humeur chagrine, c’est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions ordinaires et faciles. Ils n’ont la faculté de voir que les choses qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement : comme un homme presque aveugle n’est averti de la présence de la lumière qu’en passant brusquement des ténèbres à une grande clarté.

Quiconque entend quelque chose aux mœurs trouvera que la femme méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes visibles, prépare, pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d’en imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder seul. Elle rit avec son amant ; elle plaisante son mari trompé : je mets au-dessus d’elle une courtisane qui conserve quelque dignité, quelque choix, et surtout quelque loyauté dans ses mœurs trop libres.

Si les hommes étaient seulement sincères, malgré leurs intérêts personnels, leurs oppositions et leurs vices, la terre serait encore belle.

Si la morale qu’on leur prêche était vraie, conséquente, jamais exagérée ; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant de justes proportions ; si elle ne tendait qu’à leur fin réelle, il ne resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une poignée d’hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la justice.

On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les maniaques : le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu d’hommes qui ne soient pas susceptibles de raison ; mais, beaucoup ne savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent d’en porter le nom : si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la présente.

Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques, l’incertitude, absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés ; comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et ceux qui auraient un but invariable.

Quand il n’y a plus de principes dans le cœur, on est bien scrupuleux sur les apparences publiques et sur les devoirs d’opinion : cette sévérité déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. « En réfléchissant, dit Jean-Jacques, à la folie de nos maximes, qui sacrifient toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le langage est d’autant plus chaste que les cœurs sont plus corrompus, et pourquoi les procédés sont d’autant plus exacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes. »

Peut-être est-ce un avantage d’avoir peu joui : il est bien difficile que des plaisirs tant répétés le soient toujours sans mélange et sans satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l’habitude qui dissipe les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d’un bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu’on n’attendait pas ; ils ne portent plus l’imagination de l’homme au delà de ce qu’il concevait ; ils ne l’élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu trop connu : l’espérance rebutée l’abandonne à ce sentiment pénible d’une volupté qui s’échappe, à ce sentiment du retour qui souvent est venu la refroidir. On se souvient trop qu’il n’y a rien au delà, et ce bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n’est plus qu’un amusement d’une heure et le passe-temps de l’indifférence. Des sens épuisés, ou du moins satisfaits, ne s’embrasent plus à une première émotion ; la présence d’une femme ne les étonne plus ; ses beautés dévoilées ne les agitent plus d’un frémissement universel ; la séduisante expression de ses désirs ne donne plus à l’homme qu’elle aime une félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu’il obtient ; il peut imaginer qu’elle finira ; sa volupté n’a plus rien de surnaturel : celle qu’il possède n’est plus qu’une femme, et lui-même a tout perdu, il ne sait plus aimer qu’avec les facultés d’un homme.




Il est bien l’heure de finir ; le jour commence. Si vous êtes revenu hier à Chessel, vous allez en ce moment visiter vos fruits. Pour moi qui n’ai rien de semblable à faire, et qui suis très-peu touché d’un beau matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je ne suis point fâché quand le jour parait, d’avoir encore ma nuit tout entière à passer, afin d’arriver sans peine à l’après-midi, dont je me soucie peu.


  1. Moins jeune, Obermann serait plus d’accord avec lui-même, malgré ses doutes.