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Obermann/LXXXV

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 378-387).

LETTRE LXXXV.

Im., 12 octobre, IX.

Je le craignais comme vous. Il était naturel de penser que cette sorte de mollesse où mon ennui m’a jeté deviendrait bientôt une habitude presque insurmontable ; mais, quand j’y ai songé davantage, j’ai cru voir que je n’avais plus rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu’il me serait toujours trop naturel d’être ainsi dans des circonstances semblables aux circonstances présentes. J’ai cru voir de même que dans une autre situation j’aurais toujours un autre caractère. La manière dont je végète dans l’ordre de choses où je me trouve n’aura aucune influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me prescrire autant d’activité que maintenant ils en demandent peu de moi.

Que me servirait de vouloir rester debout à l’heure du repos, ou vivant dans ma tombe ? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit ? Ma nuit est trop longue à la vérité ; mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né ? Je veux, comme un autre, me montrer au dehors quand l’été viendra ; en attendant je dors auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur comme moi. C’est une bizarrerie bien digne de la misère de l’homme, que notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d’un si beau pays, et dans l’aisance au milieu de quelques infortunés plus contents que nous ne le serons jamais.

Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez qu’habituellement notre langueur n’a rien d’amer. Il est inutile de vous dire que je n’ai pas une nombreuse livrée. A la campagne, et dans notre manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations ; les cordons pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J’ai cherché la commodité et non l’appareil ; j’ai d’ailleurs évité les dépenses sans but ; et j’aime autant me fatiguer moi-même à verser de l’eau d’une carafe dans un verre, que de sonner pour qu’un laquais vigoureux accoure le faire depuis l’extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne faisons guère un mouvement l’un sans l’autre, un cordon communique de sa chambre à coucher à la mienne et à mon cabinet. La manière de le tirer varie : nous nous en avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais selon nos fantaisies ; en sorte que le cordon va très-souvent.

Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont les jouets de notre oisiveté ; nous sommes princes en ceci, et, sans avoir d’États à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons. Nous croyons que c’est toujours quelque chose d’avoir ri ; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous comptons les mondes avec Lambert ; quelquefois, encore remplis de l’enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante d’un poulet d’Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris d’amour qui se disputent leur héroïne.

Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir éveillerait l’autre, afin qu’il eût aussi son heure de patience ; et que celui qui ferait un songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en avertirait aussitôt, afin que le lendemain, en prenant le thé, on l’expliquât selon l’antique science secrète.

Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil ; je commence à le retrouver depuis que j’ai renoncé au café, depuis que je ne prends de thé que fort modérément, et que je le remplace quelquefois par du petit-lait, ou simplement par un verre d’eau. Je dormais sans m’en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans jouissance. En m’endormant et en m’éveillant, j’étais absolument le même qu’au milieu du jour ; mais à présent j’obtiens, pendant quelques minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement voluptueux qui annonce l’oubli de la vie, et dont le retour journalier la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans cesse. Alors on est bien au lit, même lorsqu’on n’y dort point. Vers le matin, je me mets sur l’estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé ; je suis bien. C’est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de calme, j’aime à voir la vie ; il me semble alors qu’elle m’est étrangère, je n’y ai point de rôle. Ce qui m’arrête surtout maintenant, c’est le fracas des moyens et le néant des résultats ; cet immense travail des êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des flots ; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le buisson du désert. Ainsi l’homme désire, et mourra. Il naît au hasard, il s’essaye sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il passe sans avoir vécu, et celui qui obtient de vivre passera aussi. César a gagné cinquante batailles, il a vaincu l’Occident ; il a passé. Mahomet, Pythagore, ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a passé comme le gramen que les troupeaux foulaient.

Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent pour se conserver et se reproduire : la fin de leurs actions est visible, comment celle de leur être ne l’est-elle pas ? L’animal a les organes, les forces, l’industrie pour subsister et se perpétuer ; il agit pour vivre, et il vit ; il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais pourquoi vivre ? pourquoi se perpétuer ? Je n’entends rien à cela. La bête broute et meurt ; l’homme mange et meurt. Un matin je songeais à tout ce qu’il fait avant de mourir ; j’eus tellement besoin de rire, que je tirai deux fois le cordon. Mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire ; ce jour-là Fonsalbe imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je ne sais encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j’ai remis sur ma table De l’Esprit des choses, et j’en ai lu un volume presque entier.

Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque point du tout. Il n’est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que plus d’autorité. Il est grand, il est spécieux. L’auteur est entré dans ces profondeurs, et j’ai pris le parti de lui savoir gré de l’extrême obscurité des termes ; on en sera d’autant moins frappé de celle des choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d’une dégradation fortuite, et d’une lente régénération ; d’une force qui vivifie, qui élève, qui subtilise, et d’une autre qui corrompt et qui dégrade, n’est pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je voudrais seulement qu’on nous dît comment s’est faite ou du moins comment s’est dû faire cette grande révolution ; pourquoi le monde échappa ainsi à l’Éternel ; comment il s’est pu qu’il le permît, ou qu’il ne pût pas l’empêcher ; et quelle force étrangère à la puissance universelle a produit l’universel cataclysme ? Ce système expliquera tout, excepté la principale difficulté ; mais le dogme oriental des deux principes était plus clair.

Quoi qu’il en puisse être sur une question peu faite sans doute pour l’habitant de la terre, je ne connais rien qui rende raison du phénomène perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons les individus s’agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des moyens infinis. Un principe d’inertie, une force morte résiste froidement ; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents particuliers sont passifs ; ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce qu’ils ne sauraient soupçonner, et le but de cette tendance générale, inconnu d’eux, paraît l’être de tout ce qui existe. Non-seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les moyens, et d’oppositions dans les produits ; mais la force qui le meut paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force indéfinissable : la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme embarrassée et incertaine.

Nous croirons discerner une lueur dans l’abîme, si nous entrevoyons les mondes comme des sphères d’activité, comme des ateliers de régénération où la matière travaillée graduellement, et subtilisée par un principe de vie, doit passer de l’état passif et brut à ce point d’élaboration, de ténuité, qui la rendra enfin susceptible d’être imprégnée de feu et pénétrée de lumière. Elle sera employée par l’intelligence, non plus comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné, puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de l’être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un.

Le bœuf est fort et puissant ; il ne le sait même pas. Il absorbe une multitude de végétaux, il dévore un pré ; quel grand avantage en va-t-il retirer ? Il rumine, il végète pesamment dans l’étable où l’enferme un homme triste, pesant, inutile comme lui. L’homme le tuera, il le mangera, il n’en sera pas mieux ; et, après que le bœuf sera mort, l’homme mourra. Que restera-t-il de tous deux ? un peu d’engrais qui produira des herbes nouvelles, et un peu d’herbe qui nourrira des chairs nouvelles. Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort ! quel froid univers ! Et comment est-il bon qu’il soit au lieu de n’être pas ?

Mais, si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne produire que pour immoler, ne faire que pour que l’on ait été, ne montrer les germes que pour les dissiper, ou n’accorder le sentiment de la vie que pour donner le frémissement de la mort ; si cette force qui meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour essayer la lumière ; si cette puissance qui combat le repos et qui promet la vie, broie et pulvérise son œuvre afin de la préparer pour un grand dessein ; si ce monde où nous paraissons n’est que l’essai du monde ; si ce qui est ne fait qu’annoncer ce qui doit être ; cette surprise que le mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée ? Le présent travaille pour l’avenir, et l’arrangement du monde est que le monde actuel soit consumé ; ce grand sacrifice était nécessaire, et n’est grand qu’à nos yeux. Nous passons dans l’heure du désastre ; mais il le fallait, et l’histoire des êtres d’aujourd’hui est dans ce seul mot : ils ont vécu. L’ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui nous anéantit : l’œuvre est déjà commencée, et les siècles de vie subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes aurons à jamais passé.

Voilà ce que les anciens pressentaient : ils conservaient le sentiment de la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les institutions des premiers âges, elles durèrent dans la mémoire des peuples comme le grand monument d’une mélancolie sublime. Mais des hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des Pélasges, des Scythes, des Scandinaves, ont répandu les dogmes gothiques, les fictions des versificateurs, et la fausse magie[1] des sauvages : alors l’histoire des choses en est devenue l’énigme, jusqu’au jour où un homme, qui a trop peu vécu, s’est mis à déchirer quelque partie du voile étendu par les barbares[2].

Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d’attitude, et je ne vois plus rien de tout cela.

D’autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable ; je ne dors ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J’aime à mêler, à confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un peu de l’agitation douce que laisse un songe animé, effrayant, singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence pittoresque qui amusent l’imagination.

Le génie de l’homme éveillé n’atteindrait pas à ce que lui présentent les caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de volcan ; mais jamais l’horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi épouvantable, aussi belle. Je voyais d’un lieu élevé ; j’étais, je crois, à la fenêtre d’un palais, et plusieurs personnes étaient auprès de moi. C’était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La lune et Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés rapidement, quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la terre ; il paraissait plus grand que la lune, et son anneau, blanc comme le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très-éloignée, mais bien visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et les cieux. J’examinais : un vent terrible passe sur la campagne, enlève et dissipe culture, habitations, forêts ; et en deux secondes ne laisse qu’un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu intérieur. Alors l’anneau de Saturne se détache, il glisse dans les cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute cime des neiges ; et en même temps elles sont agitées et comme travaillées dans leurs bases ; elles s’élèvent, s’ébranlent, et roulent sans changer, comme les vagues énormes d’une mer que le tremblement du globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés, et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés selon qu’ils s’élevaient ou s’abaissaient dans leur mouvement lugubre ; et ce grand désastre s’accomplissait au milieu d’un silence plus lugubre encore.

Vous pensez sans doute que, dans cette ruine de la terre, je m’éveillai plein d’horreur avant la catastrophe ; mais mon songe n’a pas fini selon les règles. Je ne m’éveillai point ; les feux cessèrent, l’on se trouva dans un grand calme. Le temps était obscur ; on ferma les fenêtres, on se mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d’artifice, et mon rêve continua.

J’entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà familières et dont nous avons fait l’épreuve ; mais je pense que ce composé n’a souvent pas d’autre rapport avec le passé. Tout ce que nous imaginons ne peut être formé que de ce qui est ; mais nous rêvons, comme nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n’ont souvent, avec ce que nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir. Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y pensions durant l’intervalle qui s’écoule entre ces diverses époques. J’ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux que j’aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d’une des premières villes de l’Europe. L’aspect du pays différait essentiellement de celui des terres qui environnent réellement cette capitale, que je n’ai jamais vue ; et, toutes les fois que j’ai rêvé qu’étant en voyage j’approchais de cette ville, j’ai toujours trouvé le pays tel que je l’avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être.

Douze ou quinze fois peut-être, j’ai vu en rêve un lieu de la Suisse que je connaissais déjà avant le premier de ces rêves ; et néanmoins, quand j’y passe ainsi en songe, je le vois très-différent de ce qu’il est réellement, et toujours comme je l’ai rêvé la première fois.

Il y a plusieurs semaines que j’ai vu une vallée délicieuse, si parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu’il en existe de semblables. La nuit dernière je l’ai vue encore, et j’y ai trouvé de plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte d’une petite cabane fort misérable. Je vous attendais, m’a-t-il dit ; je savais que vous deviez venir ; dans quelques jours je n’y serai plus, et vous trouverez ici du changement. Ensuite nous avons été sur le lac, dans un petit bateau qu’il a fait tourner en se jetant dans l’eau. J’allai au fond ; je me noyais et je m’éveillai.

Fonsalbe prétend qu’un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s’accomplisse, nous avons arrêté que, si je trouve jamais un pareil lieu, j’irai sur l’eau, pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et qu’il n’y ait point de vieillard.


  1. On voit que le mot magie doit être pris ici dans son premier sens, et non pas dans l’acception nouvelle : en sorte que, par fausse magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes.
  2. B.. ... mourut à trente-sept ans, et il avait fait l’Antiq. dév.