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Obermann/XLVI

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 199-210).

LETTRE XLVI.

Lyon, 2 août, VI.

Quand le jour commence, je suis abattu, je me sens triste et inquiet ; je ne puis m’attacher à rien ; je ne vois pas comment je remplirai tant d’heures. Quand il est dans sa force, il m’accable ; je me retire dans l’obscurité, je tâche de m’occuper, et je ferme tout pour ne pas savoir qu’il n’a point de nuages. Mais lorsque sa lumière s’adoucit, et que je sens autour de moi ce charme d’une soirée heureuse qui m’est devenu si étranger, je m’afflige, je m’abandonne ; dans ma vie commode, je suis fatigué de plus d’amertumes que l’homme pressé par le malheur. On m’a dit : Vous êtes tranquille maintenant.

Le paralytique est tranquille dans son lit de douleur. Consumer les jours de l’âge fort, comme le vieillard passe les jours du repos ! Toujours attendre, et ne rien espérer ; toujours de l’inquiétude sans désir, et de l’agitation sans objet ; des heures constamment nulles ; des conversations où l’on parle pour placer des mots, où l’on évite de dire des choses ; des repas où on mange par excès d’ennui ; de froides parties de campagne dont on n’a jamais désiré que la fin ; des amis sans intimité ; des plaisirs pour l’apparence ; du rire pour contenter ceux qui bâillent comme vous ; et pas un sentiment de joie dans deux années ! Avoir sans cesse le corps inactif, la tête agitée, l’âme malheureuse, et n’échapper que fort mal dans le sommeil même à ce sentiment d’amertumes, de contrainte et d’ennuis inquiets, c’est la lente agonie du cœur : ce n’est pas ainsi que l’homme devait vivre.


3 août.

S’il vit ainsi, me direz-vous, c’est donc ainsi qu’il devait vivre : ce qui existe est selon l’ordre ; où seraient les causes, si elles n’étaient pas dans la nature ? Il faudra que j’en convienne avec vous : mais cet ordre de choses n’est que momentané ; il n’est point selon l’ordre essentiel, à moins que tout ne soit déterminé irrésistiblement. Si tout est nécessaire, il l’est que j’agisse comme s’il n’y avait point de nécessité : ce que nous disons est vain ; il n’y a point de sentiment préférable au sentiment contraire, point d’erreur, point d’utilité. Mais s’il en est autrement, avouons nos écarts ; examinons où nous en sommes ; cherchons comment on pourrait réparer tant de pertes. La résignation est souvent bonne aux individus ; elle ne peut être que fatale à l’espèce. C’est ainsi que va le monde, est le mot d’un bourgeois quand on le dit des misères publiques ; ce n’est celui du sage que dans les cas particuliers.

Dira-t-on ne faut pas s’arrêter au beau imaginaire, au bonheur absolu, mais aux détails d’une utilité directe dans l’ordre actuel ; et que, la perfection n’étant pas accessible à l’homme, et surtout aux hommes, il est à la fois inutile et romanesque de les en entretenir ? Mais la nature elle-même prépare toujours le plus pour obtenir le moins. De mille graines, une seule germera. Nous voudrions apercevoir quel serait le mieux possible, non pas seulement dans l’espoir d’y atteindre, mais afin de nous en approcher plus que si nous envisagions seulement pour terme de nos efforts ce qu’ils pourront en effet produire. Je cherche des données qui m’indiquent les besoins de l’homme ; et je les cherche dans moi, pour me tromper moins. Je trouve dans mes sensations un exemple limité, mais sûr ; et en observant le seul homme que je puisse bien sentir, je m’attache à découvrir quel pourrait être l’homme en général.

Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de confiance et d’affections expansives, de sentiment et de calme, qui sentez votre existence avec plénitude, et qui voulez voir l’œuvre de vos jours ! Vous placez votre joie dans l’ordre et la paix domestique, sur le front pur d’un ami, sur la lèvre heureuse d’une femme. Ne venez point vous soumettre dans nos villes à la médiocrité misérable, à l’ennui superbe. N’oubliez pas les choses naturelles : ne livrez pas votre cœur à la vaine tourmente des passions équivoques ; leur objet, toujours indirect, fatigue et suspend la vie jusqu’à l’âge infirme qui déplore trop tard le néant où se perdit la faculté de bien faire.

Je suis comme ces infortunés en qui une impression trop violente a pour jamais irrité la sensibilité de certaines fibres, et qui ne sauraient éviter de retomber dans leur manie toutes les fois que l’imagination, frappée d’un objet analogue, renouvelle en eux cette première émotion. Le sentiment des rapports me montre toujours les convenances harmoniques comme l’ordre et la fin de la nature. Ce besoin de chercher les résultats dès que je vois les données, cet instinct à qui il répugne que nous soyons en vain..... croyez-vous que je le puisse vaincre ? Ne voyez-vous pas qu’il est dans moi, qu’il est plus fort que ma volonté, qu’il m’est nécessaire, qu’il faut qu’il m’éclaire ou m’égare, qu’il me rende malheureux et que je lui obéisse ? Ne voyez-vous pas que je suis déplacé, isolé, que je ne trouve rien ? Je regrette tout ce qui se passe ; je me presse, je me hâte par dégoût : j’échappe au présent, je ne désire point l’avenir ; je me consume, je dévore mes jours, et je me précipite vers le terme de mes ennuis, sans désirer rien après eux. On dit que le temps n’est rapide qu’à l’homme heureux, on dit faux : je le vois passer maintenant avec une vitesse que je ne lui connaissais pas. Puisse le dernier des hommes n’être jamais heureux ainsi !

Je ne le dissimule point, j’avais un moment compté sur quelque douceur intérieure : je suis bien désabusé. Qu’attendais-je en effet ? que les hommes sussent arranger ces détails que les circonstances leur abandonnent, user des avantages que peuvent offrir ou les facultés intérieures, ou quelque conformité de caractère, établir et régler ces riens dont on ne se lasse pas, et qui peuvent embellir ou tromper les heures ; qu’ils sussent ne point perdre leurs années les plus tolérables, et n’être pas plus malheureux par leur maladresse que par le sort même ; qu’ils sussent vivre ! Devais-je donc ignorer qu’il n’en est point ainsi ? ne savais-je pas assez que cette apathie, et surtout cette sorte de crainte et de défiance mutuelles, cette incertitude, cette ridicule réserve qui, étant l’instinct des uns, devient le devoir des autres, condamnaient tous les hommes à se voir avec ennui, à se lier avec indifférence, à s’aimer avec lassitude, à se convenir inutilement, et à bâiller tous les jours ensemble, faute de se dire une fois : Ne bâillons plus ?

En toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence ; ils se fâchent ensuite contre eux-mêmes, ils croient que ce fut leur faute. Malgré l’indulgence pour nos propres faiblesses, peut-être sommes-nous trop sévères en cela, trop portés à nous attribuer ce que nous ne pouvions éviter. Lorsque le temps est passé, nous oublions les détails de cette fatalité impénétrable dans ses causes, et à peine sensible dans ses résultats.

Tout ce qu’on espérait se détruit sourdement ; toutes les fleurs se flétrissent, tous les germes avortent ; tout tombe, comme ces fruits naissants qu’une gelée a frappés de mort, qui ne mûriront pas, qui périront tous, mais qui végètent encore plus ou moins longtemps suspendus à la branche stérilisée, comme si la cause de leur ruine eût voulu rester inconnue.

On a la santé, l’intimité ; on voit dans ses mains ce qu’il faut pour une vie assez douce : les moyens sont tout simples, tout naturels ; nous les tenons, ils nous échappent pourtant. Comment cela se fait-il ? La réponse serait longue et difficile : je la préférerais à bien des traités de philosophie ; elle n’est pas même dans les trois mille lois de Pythagore.

Peut-être se laisse-t-on trop aller à négliger des choses indifférentes par elles-mêmes, et que pourtant il faut désirer, ou du moins recevoir, pour que les heures soient occupées sans langueur. Il y a une sorte de dédain, qui est une prétention fort vaine, mais à laquelle on se trouve entraîné sans y songer. On voit beaucoup d’hommes ; chacun d’eux, livré à d’autres goûts, est ou se montre insensible à bien des choses dont nous ne voulons pas alors paraître plus émus que lui. Il se forme dans nous une certaine habitude d’indifférence et de renoncement ; elle ne coûte point de sacrifices, mais elle augmente l’ennui. Ces riens, qui, pris chacun à part, étaient tous inutiles, devenaient bons par leur ensemble ; ils entretenaient cette activité des affections qui fait la vie. Ils n’étaient pas des causes suffisantes de sensations, mais ils nous faisaient échapper au malheur de n’en plus avoir. Ces biens, si faibles, convenaient mieux à notre nature que la puérile grandeur qui les rejette, et qui ne les remplacera pas. Le vide devient fastidieux à la longue ; il dégénère en une morne habitude : et, bien trompés dans notre superbe indolence, nous laissons se dissiper en une triste fumée la lumière de la vie, faute du souffle qui l’animerait.

Je vous le répète, le temps fuit avec une vitesse qui s’accroît à mesure que l’âge change. Mes jours perdus s’entassent derrière moi ; ils remplissent l’espace vague de leurs ombres sans couleur ; ils amoncellent leurs squelettes atténués : c’est le ténébreux simulacre d’un monument funèbre. Et si mon regard inquiet se détourne et cherche à se reposer sur la chaîne, jadis plus heureuse, des jours que prépare l’avenir, il se trouve que leurs formes pleines et leurs brillantes images ont beaucoup perdu. Leurs couleurs pâlissent : cet espace voilé qui les embellissait d’une grâce céleste dans la magie de l’incertitude découvre maintenant à nu leurs fantômes arides et chagrins. A la lueur austère qui les montre dans l’éternelle nuit, j’en discerne déjà le dernier qui s’avance seul sur l’abîme, et n’a plus rien devant lui.

Vous souvient-il de nos vains désirs, de nos projets d’enfant ? La joie d’un beau ciel, l’oubli du monde, et la liberté des déserts !

Jeune enchantement d’un cœur qui croit au bonheur, qui veut ce qu’il désire, et ignore la vie ! Simplicité de l’espérance, qu’êtes-vous devenue ? Le silence des forêts, la pureté des eaux, les fruits naturels, l’habitude intime nous suffisaient alors. Le monde réel n’a rien qui remplace ces besoins d’un cœur juste, d’un esprit incertain, ce premier songe de nos premiers printemps.

Quand une heure plus favorable vient placer sur nos fronts une sérénité imprévue, quelque nuance fugitive de paix et de bien-être, l’heure suivante se hâte d’y fixer les traits chagrins et fatigués, les rides abreuvées d’amertume qui en effacent pour jamais la candeur primitive.

Depuis cet âge qui est déjà si loin de moi, les instants épars qui ont pu rappeler l’idée du bonheur ne forment pas dans ma vie un jour que je dusse consentir à voir renouveler. C’est ce qui caractérise ma fatigante destinée ; d’autres sont bien plus malheureux, mais j’ignore s’il fut jamais un homme moins heureux. Je me dis que l’on est porté à la plainte, et que l’on sent tous les détails de ses propres misères, tandis qu’on affaiblit ou qu’on ignore celles que l’on n’éprouve pas soi-même ; et pourtant je me crois juste en pensant que l’on ne saurait moins jouir, moins vivre, être plus constamment au-dessous de ses besoins.

Je ne suis pas souffrant, impatienté, irrité ; je suis las, abattu ; je suis dans l’accablement. Quelquefois, à la vérité, par un mouvement imprévu, je m’élance hors de la sphère étroite où je me sentais comprimé. Ce mouvement est si rapide, que je ne puis le prévenir. Ce sentiment me remplit et m’entraîne sans que j’aie pensé à la vanité de son impulsion : je perds ainsi ce repos raisonné qui éternise nos maux, en les calculant avec son froid compas, avec ses formules savantes et mortelles.

Alors j’oublie ces considérations accidentelles, chaînons misérables dont ma faiblesse a tissu le fragile lien : je vois seulement, d’un côté, mon âme avec ses forces et ses désirs, comme un moteur borné mais indépendant, que rien ne peut empêcher de s’éteindre à son terme, que rien aussi ne peut empêcher d’être selon sa nature ; et de l’autre, toutes choses sur la terre comme son domaine nécessaire, comme les moyens de son action, les matériaux de sa vie. Je méprise cette prudence timide et lente, qui, pour des jouets qu’elle travaille, oublie la puissance du génie, laisse éteindre le feu du cœur, et perd à jamais ce qui fait la vie, pour arranger des ombres puériles.

Je me demande ce que je fais ; pourquoi je ne me mets pas à vivre ; quelle force m’enchaîne, quand je suis libre ; quelle faiblesse me retient, quand je sens une énergie dont l’effort réprimé me consume ; ce que j’attends, quand je n’espère rien ; ce que je cherche ici, quand je n’y aime rien, ne désire rien ; quelle fatalité me force à faire ce que je ne veux pas, sans que je voie comment elle me le fait faire ?

Il est facile de s’y soustraire ; il en est temps ; il le faut : et à peine ce mot est dit, que l’impulsion s’arrête, l’énergie s’éteint, et me voilà replongé dans le sommeil où s’anéantit ma vie. Le temps coule uniformément : je me lève avec dégoût, je me couche fatigué, je me réveille sans désirs. Je m’enferme et je m’ennuie ; je vais dehors et je gémis. Si le temps est sombre, je le trouve triste ; et s’il est beau, je le trouve inutile. La ville m’est insipide, et la campagne m’est odieuse. La vue des malheureux m’afflige, celle des heureux ne me trompe point. Je ris amèrement quand je vois des hommes qui se tourmentent ; et si quelques-uns sont plus calmes, je souris, en songeant qu’on les croit contents.

Je vois tout le ridicule du personnage que je fais ; je me rebute, et je ris de mon impatience. Cependant je cherche dans chaque chose le caractère bizarre et double qui la rend un moyen de nos misères, et ce comique d’oppositions qui fait de la terre humaine une scène contradictoire où toutes choses sont importantes au sein de la vanité de toutes choses. Je me précipite ainsi, ne sachant plus de quel côté me diriger. Je m’agite, parce que je ne trouve point d’activité : je parle, afin de ne point penser ; je m’anime, par stupeur. Je crois même que je plaisante : je ris de douleur, et l’on me trouve gai. Voilà qui va bien, disent-ils, il prend son parti. Il faut que je le prenne : je n’y pourrai plus tenir.


5 août.

Je crois, je sens que tout cela va changer. Plus j’observe ce que j’éprouve, plus j’en viendrai à me convaincre que les choses de la vie sont indiquées, préparées et mûries dans une marche progressive dirigée par une force inconnue.

Dès qu’une série d’incidents marche vers un terme, ce résultat qu’elle annonce se trouve aussitôt un centre que beaucoup d’autres incidents environnent avec une tendance marquée. Cette tendance qui les unit au centre par des liens universels nous le fait paraître comme un but qu’une intention de la nature se serait proposé, comme un chaînon qu’elle travaillerait à dessein selon ses lois générales, et où nous cherchons à découvrir, à pressentir dans des rapports individuels, la marche, l’ordre et les harmonies du plan du monde.

Si nous y sommes trompés, c’est peut-être par notre seul empressement. Nos désirs cherchent toujours à anticiper sur l’ordre des événements, et notre impatience ne saurait attendre cette tardive maturité.

On dirait aussi qu’une volonté inconnue, qu’une intelligence d’une nature indéfinissable nous entraîne par des apparences, par la marche des nombres, par des songes dont les rapports avec les faits surpassent de beaucoup les probabilités du hasard. On dirait que tous les moyens lui servent à nous séduire ; que les sciences occultes, que les résultats extraordinaires de la divination, et les vastes effets dus à des causes imperceptibles, sont l’ouvrage de cette industrie cachée ; qu’elle précipite ainsi ce que nous croyons conduire ; qu’elle nous égare afin de varier le monde. Si vous voulez avoir un sentiment de cette force invisible et de l’impuissance où l’ordre même se trouve de produire la perfection, calculez toutes les forces bien connues, vous verrez qu’elles n’ont pas le résultat direct. Faites plus ; imaginez un ordre de choses où toutes les convenances particulières soient observées, où toutes les destinations particulières soient remplies : vous trouverez, je crois, que l’ordre de chaque chose ne produirait pas le véritable ordre des choses ; que tout serait trop bien ; que non-seulement ce n’est pas ainsi que va le monde, mais que ce n’est pas même ainsi qu’il pourrait aller, et qu’une perpétuelle déviation dans les détails opposés semble être la grande loi de l’universalité des choses.

Voici des faits sur un objet où les probabilités peuvent être calculées rigoureusement, des songes relatifs à la loterie de Paris. J’en ai connu douze ou quinze avant les tirages. La personne âgée qui les faisait n’avait assurément ni le démon de Socrate, ni aucune donnée cabalistique ; elle était pourtant mieux fondée à s’entêter de ses songes que moi à l’en dissuader. La plupart furent réalisés : il y avait au moins vingt mille à parier contre un que l’événement ne les justifierait pas ainsi. Elle fut séduite, elle rêva encore ; elle mit, et alors rien ne se réalisa.

On n’ignore pas que les hommes sont trompés par de faux calculs et par la passion ; mais, dans ce qui peut être supputé mathématiquement, est-il bien vrai que tous les siècles croient à ce qui n’a en sa faveur qu’autant d’incidents que le hasard en doit donner ?

Moi-même, qui assurément ne m’occupais guère de ces sortes de rêves, il m’est arrivé trois fois de rêver que je voyais les numéros sortis. Un de ces songes n’eut point de rapport avec l’événement du lendemain ; le second en eut un aussi frappant que si l’on eût deviné un nombre sur quatre-vingt mille. Le dernier fut plus étrange ; j’avais vu dans cet ordre : 7, 39, 72, 81... Je n’avais pas vu le cinquième numéro, et quant au troisième, je l’avais mal discerné ; je n’étais pas assuré si c’était 72 ou 70. J’avais même noté tous deux, mais je penchai pour le 72. Cette fois, je voulus mettre au moins le quaterne, et je mis 7, 39, 72, 81. Si j’eusse choisi le 70, j’eusse eu le quaterne, ce qui est déjà extraordinaire, mais ce qui l’est bien davantage, c’est que ma note, faite exactement selon l’ordre dans lequel j’avais vu les quatre numéros, porta un terne déterminé, et que c’eût été un quaterne déterminé, si, en hésitant entre le 70 et le 72, j’eusse choisi le 70.

Est-il dans la nature une intention qui leurre les hommes, ou du moins beaucoup d’hommes ? Serait-ce un de ses moyens, une loi nécessaire pour les faire ce qu’ils sont ? ou bien, tous les peuples ont-ils été dans le délire en trouvant que les choses réalisées surpassaient évidemment l’occurrence naturelle ? La philosophie moderne le nie, elle nie tout ce qu’elle n’explique pas. Elle a remplacé celle qui expliquait ce qui n’était point.

Je suis loin d’affirmer, de croire positivement, qu’il y ait en effet dans la nature une force qui séduise les hommes, indépendamment du prestige de leurs passions ; qu’il existe une chaîne occulte de rapports, soit dans les nombres, soit dans les affections, qui puisse faire juger, ou sentir d’avance, ces choses futures que nous croyons accidentelles. Je ne dis pas, Cela est ; mais n’y a-t-il point quelque témérité à dire, Cela n’est pas[1] ?

Serait-il même impossible que les pressentiments appartinssent à un mode particulier d’organisation, et qu’ils fussent refusés à d’autres hommes ? Nous voyons, par exemple, que la plupart ne sauraient concevoir des rapports entre l’odeur qu’exhale une plante et les moyens du bonheur du monde. Doivent-ils pour cela regarder comme une erreur de l’imagination le sentiment de ces rapports ? Ces deux perceptions si étrangères l’une à l’autre pour plusieurs esprits, le sont-elles pour quiconque peut suivre la chaîne qui les unit ? Celui qui abattait les hautes têtes des pavots savait bien qu’il serait entendu : il savait aussi que ses esclaves ne le comprendraient point, qu’ils n’auraient point son secret.

Vous ne prendrez pas tout ceci plus sérieusement que je ne le dis. Mais je suis las des choses certaines, et je cherche partout des voies d’espérance.

Si vous venez bientôt, cela pourra me donner un peu de courage : celui d’attendre toujours des lendemains est du moins quelque chose pour qui n’en a pas d’autre.


  1. « C’est une sotte présomption d’aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J’en faisais ainsi autrefois... et à présent je trouve que j’étais pour le moins autant à plaindre moi-même. » Montaigne.