Obermann/XXXI

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 111-113).

LETTRE XXXI.

Paris, 30 mars, III.

J’ai beaucoup de soin dans les petites choses ; je songe alors à mes intérêts. Je ne néglige rien dans les détails, dans ces minuties qui feraient sourire de pitié des hommes raisonnables : si les choses sérieuses me semblent petites, les petites ont pour moi de la valeur. Il faudra que je me rende raison de ces bizarreries ; que je voie si je suis, par caractère, étroit et minutieux. S’il s’agissait de choses vraiment importantes, si j’étais chargé de la félicité d’un peuple, je sens que je trouverais une énergie égale à ma destinée sous ce poids difficile et beau. Mais j’ai honte des affaires de la vie civile : tous ces soins d’hommes ne sont, à mes yeux, que des soucis d’enfants. Beaucoup de grandes choses ne me paraissent que des embarras misérables, où l’on s’engage avec plus de légèreté que d’énergie, et dans lesquels l’homme ne chercherait pas sa grandeur, s’il n’était affaibli et troublé par une perfection trompeuse.

Je vous le dis avec simplicité, si je vois ainsi, ce n’est pas ma faute, et je ne m’entête pas d’une vaine prétention : souvent j’ai voulu voir autrement, je ne l’ai jamais pu. Que vous dirai-je ? plus misérable qu’eux, je souffre parmi eux, parce qu’ils sont faibles ; et, dans une nature plus forte, je souffrirais encore, parce qu’ils m’ont affaibli comme eux.

Si vous pouviez savoir comme je m’occupe de ces riens qu’on quitterait à douze ans ; comme j’aime ces ronds d’un bois bien dur et propre, qui servent d’assiette vers les montagnes ; comme je conserve de vieux journaux, non pas pour les relire, mais on pourrait envelopper quelque chose avec un papier souple ! Comme à la vue d’une planche bien régulière, bien unie, je dirais volontiers : Que cela est beau ! tandis qu’un bijou bien travaillé me semble à peine curieux, et qu’une chaîne de diamants me fait hausser les épaules.

Je ne vois que l’utilité première ; les rapports indirects ont peine à me devenir familiers : je perdrais dix louis avec moins de regret qu’un couteau bien proportionné que j’aurais longtemps porté sur moi.

Vous me disiez, il y a déjà du temps : Ne négligez point vos affaires, et n’allez pas perdre ce qui vous reste ; vous n’êtes point de caractère à acquérir. Je crois que vous ne serez pas aujourd’hui d’un autre avis.

Suis-je borné aux petits intérêts ? Attribuerai-je ces singularités au goût des choses simples, à l’habitude des ennuis, ou bien sont-elles une manie puérile, signe d’inaptitude quant aux choses sociales, mâles et généreuses ? C’est quand je vois tant de grands enfants, desséchés par l’âge et par l’intérêt, parler d’occupations sérieuses ; c’est quand je porte l’œil du dégoût sur ma vie réprimée ; quand je considère tout ce que l’espèce humaine demande, et ce que nul ne fait ; c’est alors que je fronce le sourcil, que mon œil se fixe, et qu’un frémissement involontaire fait trembler mes lèvres. Aussi mes yeux se creusent et s’abattent, et je deviens comme un homme fatigué de veilles. Un important m’a dit : Vous travaillez donc beaucoup ! Heureusement je n’ai pas ri. L’air laborieux manquait à ma honte.

Tous ces hommes qui, dans le fait, ne sont rien, et que pourtant il faut bien voir quelquefois, me dédommagent un peu de l’ennui qu’inspirent leurs villes. J’en aime assez les plus raisonnables ; ceux-là m’amusent.