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Païenne

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (p. i-237).

À
M. ALEXANDRE DUMAS FILS



C’est à vous seul, mon cher ami, que je pouvais dédier cette Païenne.

Elle vous déplaira parce qu’elle est une apothéose de l’amour, mais vous y trouverez un double courant mystique et sensuel qui sera pour vous, j’imagine, un curieux sujet d’observation.

Littérairement, le livre est hardi. Dans le val fermé où Pétrarque immortalisa l’amour platonique, j’ose décrire un amour ardent, échangé, possédé.

Si l’ombre de l’amant de Laure s’offense d’un tel sacrilège, les lieux mêmes qu’il a choisis m’invitent à le commettre.

Vaucluse, dont les versants calcinés servent de coupe à la Sorgues aux rives plantureuses, dont la fontaine, antre consacré par les Phéniciens, abritait un dieu fécondateur, est fait pour servir de cadre à d’autres passions que la passion exclusivement idéale.

Ce ne sont point des sonnets que je vous offre, c’est un cantique d’amour, à la fois divin et humain.

Quoi que vous pensiez de Païenne, acceptez d’en être le parrain, et croyez à mon amitié déjà vieille.


Juliette Lamber




PAÏENNE



MÉLISSANDRE DE NOVES
À
TIBURCE GARDANNE
Maison de Pétrarque, île de Sorgues, à Vaucluse
Château de Saint-Estève, octobre 1882.

Prenez garde, mon illustre ami, vous me faites la cour ! Seule ici jusqu’à demain, je vous défends toute visite. Cependant je me laisse attendrir sur un point qui touche ma vanité. Je consens, puisque, selon vous, je sais décrire mieux que vous ne savez peindre, à tracer une esquisse du gai manoir paternel. J’y mets une condition : vous m’enverrez, en retour, deux sonnets de Pétrarque illustrés.

Payez votre compliment ce qu’il vaut, signé par vous.

Voici mon paysage :

« Entre les rives changeantes, sablonneuses, dévastées, de la Durance et les versants nus des Alpines, s’étend l’une des plaines les plus riches de notre Provence.

« Oasis dans laquelle se cache le châtelet de Saint-Estève.

« Au milieu des vastes prairies, un canal répand le limon jaune et fertile du fleuve.

« L’eau chante plus clair, coule plus vite, devient plus légère lorsqu’elle pénètre dans nos vergers, tandis que les oiseaux gazouillent plus lourdement dans les arbres aux fruits nombreux.

« Des platanes centenaires entourent le château et retiennent la fraîcheur qui monte des jardins arrosés. »



TIBURCE GARDANNE
À
MADAME DE NOVES
Maison de Pétrarque.

Je ne suis point changeant comme la Durance, pourtant mon cœur est dévasté ! Pas un rameau ne me prête son ombre ; ce qui chante en moi ne trouve point de fruits qui le nourrissent. Dans ma course à travers une existence aride, je ne rencontrerai jamais une oasis…

Vous avez ordonné, madame, à votre serviteur, d’illustrer pour vous des sonnets de Pétrarque et de vous les envoyer. Ils sont là. Ai-je réussi à traduire les révoltes douloureuses, les langueurs molles, la désespérance attendrie de mon Maître en la souffrance d’aimer ?

J’ai dessiné avec émotion les traits de Laure ; me pardonnerez-vous leur ressemblance ?

Voici les deux strophes des sonnets que j’ai choisis :

« Quelle nymphe à la fontaine, quelle déesse au bois déroule une tresse d’or si fin, et quelle mortelle possède les vertus assemblées dans son âme ? »

Et puis :

« Ne sait point comme amour guérit et tue, qui ne sait comme doucement Laure soupire, comme doucement elle parle et doucement elle rit. »



MÉLISSANDRE À GARDANNE

Je n’ai, seigneur peintre, ni le caractère, ni les sentiments de l’amante de Pétrarque, et je ne dois pas en rappeler le visage.

Si j’aimais ! Certes, je n’irais pas jusqu’à dire, comme monsieur de Noves, mon noble époux, étrange petit-neveu de Laure : « L’amour est un plaisir qu’il faut varier sans cesse », mais je voudrais que dès sa naissance il fût un bonheur, et je ne l’admettrais pas désolé comme celui de Pétrarque, lequel, « soir et matin, jour et nuit, fait répandre des larmes ». Si j’aimais, moi, j’aimerais à aimer ! Fût-il sans échange, l’amour est déjà une richesse que les privilégiés seuls possèdent. Aimer ! vivre de la grande vie païenne de la nature, c’est fleurir avec les fleurs, chanter avec les oiseaux, sourdre avec les sources, voir tout d’or dans le soleil, croire qu’on a son étoile !

Monsieur mon triste amoureux, je désire un troisième dessin de vous et vous en offre le sujet :

« Sans eau la mer, sans clarté le ciel, se verront plutôt que moi sans ma plainte d’amour, que mal je cache. »

Remplacez par votre visage le visage de Pétrarque (comme le mien remplace celui de Laure), faites exprimer à votre physionomie les sentiments nébuleux du « Maître en la souffrance d’aimer ». Je vous décrirai mélancoliquement à mon tour un coucher de soleil.



GARDANNE À MADAME DE NOVES

Malgré ce qu’il recèle d’ironie, j’accepte l’échange avec gratitude, comme tout ce qui me vient de vous, cruelle. Si je mets des larmes dans les yeux de l’amant de Laure, c’est que je n’y puis mettre une espérance. J’attends le coucher de soleil. M’autorisez-vous à le traduire en tableau, à le peindre, et à vous l’offrir, s’il est digne de la description ?



MADAME DE NOVES À GARDANNE

« Je regardais, sur la route de Cabane, la silhouette brisée des Alpines, me demandant si l’artiste, créateur vieilli, avait tremblé en faisant ce dessin, ou si le temps, de ses dents ébréchées, avait rongé les lignes pures.

« Sombre, avec ses bases puissantes, la montagne noire s’élevait dans le ciel à mesure que le soleil descendait.

« Mes yeux fixent l’astre à son déclin, et je le vois répandre sa lumière, soit en flèches, soit en globules. Les flèches dansent, retenues autour de la face brillante, mais les globules semblent tomber de ses lèvres.

« Signes divins, ces globules forment des caractères enchevêtrés, qu’Apollon n’a point encore appris à lire aux hommes nouveaux, et que seule, peut-être, depuis les âges sacrés de la Grèce antique, je commence à déchiffrer.

« La nappe d’azur du ciel s’émiette, poudroie, les cyprès s’entourent d’une buée d’ombre et se gonflent. Le Luberon blanchit, les Alpines se teintent lentement de violet.

« Peu à peu, le soleil ramasse ses clartés et sa chaleur, puis, brusquement, il les rejette par delà l’horizon ; des feux s’allument au-dessous de l’astre et renvoient d’en bas leurs flammes au ciel.

« Le dôme de la grande allée de platanes est rutilant sous la pourpre, le faîte des peupliers se dore ; des nuages se forment ; ils boivent une dernière fois à la coupe de lumière, ils sont lie de vin.

« Le soir tombe. Les oliviers s’argentent. Les nuages se dissipent en flocons d’un gris tourterelle, des crinières dorées apparaissent une dernière fois au sommet des Alpines.

« Bientôt la nuit froide pleure le jour brûlant disparu. »



GARDANNE À MADAME DE NOVES

Madame, un mot de votre précédente lettre a failli me rendre fou. Il me donne l’espoir insensé d’une aurore nouvelle dans « la nuit froide où je pleure le jour brûlant disparu. »

Si j’aimais ! dites-vous. Si vous aimiez, madame ! Vous pouvez donc aimer ? Quelqu’un peut donc avoir l’audace de vous répéter : « Je vous aime ! »

Oui, madame, je vous aime et vous aimerai de votre amour, maintenant que vous me l’avez révélé. Vous riez des amoureux tristes, vous ne rirez plus de moi. Vous êtes celle que j’ai follement cherchée à travers les autres femmes. Si j’ai osé vous parler de l’amour de Pétrarque pour Laure, c’est qu’au milieu de mes aventures je n’avais sauvegardé que ma passion de l’idéal, et que celle-là seule me paraissait digne de vous. Mais vous êtes assez noble pour tout purifier d’un regard. N’êtes-vous pas la beauté divine, la poésie ? Vous qui donnez une âme à toutes les formes, à toutes les choses, donnez la vie à mon adoration !

Ô païenne, ce n’est point l’amour mystique, subtilisé, ni le sentiment quintessencié, éthéré, ni la passion abstraite, affinée par cent générations littéraires, qu’il faut vous peindre et dont un adorateur doit vous faire hommage ; c’est l’amour divinement humain, puisé aux sources de la simple et grande nature. Mais je ne sais rien de celui-là, madame, parlez-m’en. Voyez ce qu’un seul mot a transformé ou plutôt renversé d’idées en moi. Dites qui vous êtes : femme ou nymphe ? On ne connaît rien de vous autour de vous.

Permettez que je vous aime. Laissez-moi vous dire un dernier chant de Pétrarque. Celui-là ne pleure pas :

Non prego già, ne puote aver più loco,
Che misuratamente il mio cor arda ;
Ma che sua parte abbia costei del foco.



MADAME DE NOVES À GARDANNE

Qui je suis ? Personne encore ne m’avait posé cette question. Me l’étais-je seulement posée à moi-même ? Non. Qui je suis ? Je suis païenne. Voilà ce qui me distingue des autres femmes. Pourquoi suis-je païenne ? Je veux bien, mon grand ami, le chercher avec vous.

Je remonte le cours d’une existence dont la préoccupation unique, longtemps inconsciente, a été de se garer des sentiments ayant cours, des idées toutes faites, des opinions classées par catégories, des jugements dont il faut épuiser la série logique, dès qu’on en accepte un seul.

Vous connaissez mon père. Il a été le compagnon de plaisir du vôtre. Jusqu’à mon mariage, à seize ans, j’ai vécu seule à Saint-Estève, avec ma gouvernante grecque, recevant les visites de mon père, du vôtre, d’une douzaine de leurs amis communs venant tour à tour pêcher ou chasser, s’amuser, selon leur expression marseillaise, et que je ne voyais guère, tenant, disaient-ils, à ne se point gêner pour une fillette.

Les paradoxes de mon père, sa violence contre toute idée religieuse, son athéisme agressif m’avaient, dès l’enfance, révoltée Je comprends aujourd’hui son intolérance. De telles opinions si farouches ne lui étaient pas venues sans cause et sans épreuves.

Il adorait ma mère, belle entre les femmes ; il avait la passion du bonheur. Ma mère détestait les joies de la vie, préférant la béatitude à l’amour. Malgré la tendresse d’un mari, ou plutôt d’un amant, elle se jeta pour ainsi dire dans la mort, égarée par une pieuse folie, attirée par le vertige de l’immortalité de l’âme.

J’avais trois ans à la mort de ma mère. Je ne revis pas mon père durant une année. Il voyageait, cherchant l’oubli qu’il trouva dans le plaisir.

En son absence, on essaya de me distraire avec des jouets sans cesse nouveaux qu’il m’envoyait. Lorsqu’il revint, je lui demandai la seule chose qui m’eût manqué, des livres. Il me les refusa, défendit longtemps qu’on m’en donnât. J’appris à lire, au hasard, toute seule.

« Il ne faut savoir que ce que l’on voit, sentir que ce que l’on ressent, répétait mon père ; au moins, avec cela, on n’a pas d’exaltation religieuse. Les livres entretiennent l’erreur dans les esprits ; comme l’eau prise à sa source est plus pure, l’idée prise sur le fait est plus claire. »

Les seules leçons que reçut mon enfance furent celles qui devaient me garantir de toute notion religieuse, mon père s’imaginant que les croyances ne viennent qu’à ceux à qui elles sont enseignées. Cela est vrai peut-être pour bien des gens. Il arriva pour moi qu’on me mit en présence de la nature, du seul maître qui pût avoir une influence définitive sur mon esprit, et dont on me laissa lire le livre grand ouvert.



GARDANNE À MADAME DE NOVES

Contez, contez, madame. Dites-moi quels chemins vous avez parcourus, pour que je vous y retrouve.

La nature ! Je n’ai jamais vu en elle, jusqu’à vos lettres, jusqu’à vous, que ce qu’un peintre y voit d’ordinaire : rien que des images, des formes. A-t-elle une personnalité ? Se révèle-t-elle à qui la scrute ? Se donne-t-elle à qui la cherche ? Est-elle mystérieuse ou simple ? Peut-elle répondre si on l’interroge, guider si on la consulte ? Ses forces doivent-elles être quelquefois rebelles ou toujours associées à l’homme ? Sont-elles tantôt résistantes et tantôt favorables à son action ? Peut-on indifféremment les dompter ou se les rendre bienfaisantes ? Faut-il vivre dans la nature, sans cesse, ou parfois s’en abstraire pour grandir humainement ? Ce que vos dieux vous ont enseigné, mon amie, enseignez-le moi.



MADAME DE NOVES À GARDANNE

Vous réclamez une confession ; la voici :

Je voulus connaître le secret des choses, seule, puisqu’on refusait de me transmettre les connaissances amassées par les hommes ; sans guide, sans direction, je cherchai.

Tout enfant, de si loin que je me souvienne, je quittais ma chambre lorsque ma gouvernante reposait, je descendais au jardin et je regardais sous les étoiles, sous la lune, ce qui se passait durant la nuit.

Je me couchais dans la prairie, pour que la rosée m’habillât de perles comme les herbes et les fleurs. J’appris à grimper dans les platanes, pour dormir perchée comme les oiseaux. J’essayais de surprendre le peintre qui, du soir au matin, colore de rouge les fraises, qui met un duvet sur les pêches, brunit les prunes, fait luire les pommes, noircit ou blanchit le raisin, dore les abricots.

Je ne savais rien, mais je n’avais rien à désapprendre. L’intelligence, fruit mûri dans la culture de ceux qui nous ont précédés et dans l’atmosphère de ceux qui nous entourent, est souvent, par le sophisme ou par des jugements relatifs, en contradiction avec le vrai éternel.

Mon esprit se formait d’après nature. Les notions de mon savoir, quoique restreintes, prenaient dans ma pensée leur place définitive, à leur rang, selon mes aptitudes personnelles. Mes connaissances se groupèrent par l’attraction de mes facultés. J’échappais aux méthodes, aux classifications faites pour le grand nombre, et qui faussent, qui détournent de soi-même un esprit original.

Toute leçon me venait de la chose vivante elle-même, et non à travers des observations recueillies par d’autres.

Je me rappelle que, montant beaucoup à cheval, je galopais sans cesse dans la plaine, regardant chaque objet en détail, n’osant pas escalader la montagne, convaincue que j’étais trop jeune, trop ignorante, pour voir des ensembles, et me promettant, comme récompense suprême, de gravir les hauteurs, de m’élever !

Ma personne extérieure et mon être intime grandissaient dans des exercices communs. Nul ne me poussait à une croissance hâtive et je me développais sûrement. Ma jeunesse, je la vivais en moi, par moi, sans être tenue de la vivre dans la jeunesse de cent races, dans les erreurs, les caducités de cent sociétés mortes de vieillesse.

Mes idées étaient simples. Elles gravitaient sans effort dans les voies supérieures où l’on rencontre les dieux. Je ne voyais pas seulement avec les yeux, mais avec tout mon être. Il y a dans l’homme moderne des lumières éteintes, des sens atrophiés. Je pénétrai le secret des lois d’échanges avec la nature et mêlai mon individualité au grand tout.

Ce qui frappa le plus mon imagination fut le soleil. Il me parut l’expression la plus sensible du divin, celle qui prépare le mieux la germination de l’idée religieuse dans l’homme.

Je me grisai en respirant la flamme de l’astre immortel, j’en recherchais les embrassements ; je crus trouver un être semblable à moi, plus brûlant, que je coiffais de rayons, que je personnifiais, dont je partageais les habitudes, me levant, me couchant à ses heures, amoureuse de sa face étincelante, désespérée de ses disparitions comme de l’absence d’un être adoré. Le soleil fut ma première passion, mon premier culte.

Les grandes formes des montagnes, je les animalisais, je leur trouvais des figures mystérieuses. Quand je courais à leur pied, je m’imaginais les entraîner avec moi dans des courses vertigineuses, au galop de mon cheval. Les arbres m’accompagnaient en longue file ou par troupe, je me sentais emportée par le mouvement de toute la terre sous le regard de toutes les étoiles. Ah ! les belles chevauchées que celles faites avec la nature entière !

Je parvins à entendre croître l’herbe, se former la fleur, grossir le fruit. Je chantais le langage des oiseaux. Dans leur marche, les astres me visitaient, venaient à ma rencontre : j’étais nuage au vent, terre à la pluie, roche au soleil, poisson dans l’eau.

Je parlais à tout, même au silence, même aux pierres, et tout me parlait. Comme le berger avec son troupeau, le chasseur avec son chien, le laboureur avec ses chevaux, je comprenais l’esprit des bêtes. Je découvrais les affinités divines, humaines, naturelles, de toute chose, de toute force, de toute vie, et je goûtais le bonheur d’un accord parfait de l’être avec son milieu.

Les paysans étaient mes amis et me comprenaient, surtout les vieux, parce qu’ils savent, comme je savais, ce que disent les nuées, ce que demande la terre, ce que regardent les étoiles, ce que cherche la lune, ce que donne le soleil.



À MADAME DE NOVES

Votre bon génie me dégage du fatras de mes connaissances inutiles. Je ne veux plus rien comprendre qu’à travers vos initiations, à travers vous. Tout ce que la nature vous a répondu, je l’ai demandé à l’art, qui souvent est resté muet, et voilà que l’art même s’éclaire à mes yeux par vos révélations. Mélissandre, jusqu’à vous je ne voyais, dans le vivant, que des natures mortes. Je vous bénis de répandre sur moi la lumière. Je vous aime ! Je serai ce qu’il vous plaira que je sois dans votre vie : frère, esclave, adorateur. Tout s’accorde en mon esprit pour vous admirer. Revenez à Vaucluse : le val fermé est vide sans vous.

Je regarde ce qui m’entoure, puisque regarder c’est lire dans le même livre que vous ; j’écoute, puisque écouter c’est entendre vos voix ; mais, seul, je sais à peine balbutier les mots, les sons de votre langue. Revenez !

Ce soir, je suis allé au château, ayant appris que M. de Noves était rentré de Marseille. Votre noble époux, comme vous dites, m’a traité en camarade, ce que je ne subis que par affection pour vous ; il m’a fait ces vilaines confidences de libertin qu’il ose faire devant vous, trouvant cela « grand seigneur », et auxquelles vous répondez avec un joli sourire : « Vous êtes le plus corrompu des hommes. »

Moi aussi, madame, j’ai été un corrompu, mais je ne vous connaissais pas, je n’avais pas eu la fortune de contempler votre beauté, de découvrir la grandeur incomparable de votre esprit, d’adorer la bonté de votre cœur. N’avais-je pas le droit de mépriser les faux semblants de l’amour qu’on m’offrait, de dédaigner comme inférieures les femmes qui ne sont pas Mélissandre ?

Permettez que je vous écrive ce que vous lirez dans mes yeux, ce que je ne cesse de vous dire en pensée… Je vous aime !

Il me reste quatre jours encore sans vous voir. Mon impatience devient de l’angoisse. Ai-je peur de vous retrouver dans ce grand calme superbe, dans cette sérénité olympienne que je prenais pour de la hauteur, pour de l’insensibilité, et qui ne sont que la dignité d’une âme incomprise ?

Je ne me consolerai de cette longue attente que si vous daignez m’envoyer encore l’un de ces paysages qui me font faire à vos côtés une inoubliable promenade.

Vous trouverez à la maison de Pétrarque, quand vous daignerez honorer mon atelier de votre visite, vos descriptions si achevées devenues esquisses.



MADAME DE NOVES À GARDANNE

Voici ma dernière lettre, et je vais vous la faire bien longue, mon grand ami, car il me plaît de vous écrire, comme il me plaira de vous revoir.

Je commence par le tableau de ma promenade d’hier, puisque vous désirez l’avoir faite avec moi :

« Au milieu de la plaine, sur le grand fleuve qui roule ses eaux lourdes, est suspendu le pont de Cavaillon. Il ressemble, avec ses cordages, au pont d’un immense navire à voiles.

« Les flancs ravagés du Luberon étalent des entrailles d’or. Les hauteurs de ses collines prennent les aspects rugueux de la peau des mastodontes. L’un des sommets a la forme d’un monstre. Il semble nager sur les vagues de la terre, s’abaisser pour se relever dans le roulis des mouvements du globe, tandis que les nuages floconneux, posés sur le monstre, l’entourent d’écume soulevée.

« Plus près, la colline de Saint-Jacques, toute nue, s’enveloppe amoureusement de ciel d’un bleu pâle.

« Dans les îles formées par la Durance, et que recouvrent des galets roulés, de grands roseaux se vêtissent de soleil, de lumière et de gloire.

« Je quitte le fleuve et je reviens à Saint-Estève. Au seuil des maisons de paysan, la vigne se soulève sur des ceps allongés, grimpe, se déploie pour former un abri contre la chaleur. Tantôt la vigne est vierge : elle a le sang aux feuilles comme les jeunes filles l’ont aux joues, car le fruit seul règle le cours normal des sèves. Tantôt la vigne a les feuilles vertes et le raisin noir, où le sang s’est amassé dans le jus des grappes.

« Les insectes bourdonnent, les mouches luisent et traversent, en se jouant, les rayons de soleil. Je suis assise au bord d’un ruisseau, entourée de fleurs : des luzernes rougeâtres, des chardons violacés, des pissenlits dont la couleur d’or enrichit la vulgarité, de la menthe et des scabieuses lilas, des pâquerettes blanches et roses, une sorte de muguet qui s’accroche aux tiges fleuries et les orne de beaux colliers de perles noires.

« Octobre a déjà teinté de rouge la graine de l’aubépine, les clématites ont leur beau plumet de duvet, les mûriers sauvages offrent au passant des fruits parfumés. Sous les ronces se cachent de fines giroflées. Aux fusains pendillent, à travers les feuilles pourprées, des bijoux de corail en forme de trèfle.

« Perchée dans un arbre, une fille chante. Elle cueille les feuilles d’un mûrier pour la pâture des moutons. Grimpé dans un peuplier, cueillant aussi des feuilles, chante un garçon. Tour à tour ils unissent leurs voix, ou s’interrogent ou se répondent en des couplets monotones tirés d’une complainte.

« Deux pâtres sur la route, vêtus de blouses bleues, écoutent et répètent le refrain de la triste chanson, tandis que leurs chèvres blondes, blanches et noires, se suspendent aux ronces des talus.

« Les paysans sont répandus ici et là. L’homme au travail des champs a l’allure grave, les mouvements nobles. Le laboureur, tandis que son cheval s’agite sous les mouches, se tient droit dans le sillon. Il dirige et maintient son socle sur la terre qu’il creuse, qu’il retourne et qui se laisse mordre en silence. »

Déjà tout pose dans mon esprit. Je ne vois plus que la forme des choses, et leur âme m’échappe. Je ne regarde plus le dehors à travers moi seule.

Mon affection pour vous grandit chaque jour. J’espère que votre tendresse humaine ne me fera pas oublier mes dieux. Il me fallait un ami, il vous fallait une initiatrice. En pénétrant le sens de la nature, vous rencontrerez comme moi le surnaturel. Sous le soleil de Provence, tous les chemins mènent à l’infini.

Autant le divin est repoussé dans les villes par l’agitation et le scepticisme, autant il s’offre et vient au-devant de nous dans nos campagnes silencieuses. Les courants des dieux à l’homme et de l’homme aux dieux ne se rencontrent qu’en pleine lumière.

Vous me demandiez, à l’une de nos premières conversations, comment il se faisait que j’eusse choisi, pour les adorer, les dieux païens.

J’ai su par hasard, et par ma gouvernante, le grec moderne, et les seuls livres que mon père n’ait point songé à me faire enlever, n’imaginant pas que je pusse un jour y lire, c’est l’Iliade et l’Odyssée. Mon premier culte avait été le Soleil. Je découvris Phébus parmi les dieux homériques, et il m’initia au culte des autres dieux. Toute forme définie du divin devait me trouver prête à l’adorer, mais surtout celle vers qui mon être, développé en pleine nature, s’élançait plus librement.

J’invoque les dieux païens sans exaltation, je les adore sans sacrifier en moi ce que je crois avoir reçu d’eux. Ils m’assistent et m’apparaissent sans miracle. Plus je les conçois parfaits, plus ils se font parfaits pour moi.

Le divin, qui crée l’infini des formes, peut s’incarner à son gré dans la forme que les hommes lui prêtent. Toute religion est agréable aux dieux.

Ce qu’ils veulent, c’est la prière, encens de l’âme, fumée des sacrifices de l’être intérieur, ambroisie dont ils se nourrissent.



À MÉLISSANDRE

Ô ma belle païenne, je prierai vos dieux. Mon âme ardente brûlera pour votre culte et pour leur culte tout son encens, elle s’enflammera de tous ses feux. J’obtiendrai d’Apollon qu’il me révèle l’incantation mystérieuse qui livre à l’amour des hommes l’amour des nymphes et des déesses. Mélissandre, je vous aime ! Mon adoration va vers vous tout entière. Pourquoi faut-il que je la traduise par des mots ? Si la pensée pure pouvait s’exprimer, être comprise, sans l’aide épaisse et lourde de l’écriture ou de la parole, si vous consentiez à percevoir ce que je sens, quel langage divin vous entendriez, ô divine !



À LA MÊME
Au château de Noves.

J’ai reçu de vos yeux, hier, mon amie, l’un de ces regards qui lient autant qu’ils illuminent, et j’ai cru deviner que vous pouviez m’aimer.

Je vous ai quittée à la hâte, craignant de réclamer trop vite une espérance qui m’eût rendu fou de bonheur.

J’irai vous revoir aujourd’hui pour vous dire que je peux être aussi intimement uni à vous que votre pensée l’est à votre esprit, sans troubler par un désir votre noble existence.



À TIBURCE

Ai-je écouté Apollon en personne ? Êtes-vous l’inspirateur des chants de mon âme ? Jamais je n’ai entendu en moi ce que j’entends. L’amour est-il si harmonieux ? Est-il la révélation complète du divin ? Les vers de Shakespeare, les paroles de Roméo, dits par vous, ont enfanté dans mon cerveau mille visions poétiques et l’ont fait merveilleusement délirer. Où suis-je ? En quel monde irréel m’avez-vous transportée ? Je vous aime depuis quelques heures, et déjà vous avez pris possession de ma pensée. Vous ne me quittez plus. Vous m’êtes présent si je me reporte en moi dans le passé le plus lointain, et vous m’apparaissez dans l’avenir le plus obscur. Tout me paraît plus grand, plus haut, plus profond dans la nature, plus divin dans le divin.



À MÉLISSANDRE

Je n’ai jamais rêvé plus délicieusement que cette nuit, tant j’avais amassé d’images riantes et empli mon être de bonheur, de tendresse et d’espérance. Je vous dois la plus violente et la plus noble émotion de ma vie, et j’imagine que mon amour sera fait d’autant de gratitude que d’enivrement.



À TIBURCE

Une tristesse inexplicable, douloureuse, m’envahit. Sans votre tendresse, la vie maintenant me paraîtrait cruelle à vivre. Si je pouvais appuyer ma tête sur votre épaule et longuement m’y reposer, les larmes que je répands seraient de douces larmes.



À MÉLISSANDRE

C’est bien la même âme qui anime nos deux corps et les pousse à l’indissoluble union. Je suis encore tout ébloui des clartés et des langueurs de vos yeux. Je voudrais être auprès de vous et m’assurer que votre cœur s’est calmé, rasséréné. Que lui faut-il ? La sécurité dans le bonheur, la paisible et délicate intimité de deux natures sœurs ? Mélissandre, ces joies, nous les possédons. Nous avons tous deux, sous la main, les plus beaux fruits de la vie à cueillir. Qu’exigent vos dieux en échange de tels dons ? Une large confiance en chacun de nous, le mépris du danger, l’ardeur de vivre. Vous m’avez dit ce soir que l’amour diminuait en vous la passion de la nature, et que la mort vous attire. N’allez pas comme votre mère, ma bien-aimée, préférer l’extase au réel, épargnez mon affection craintive encore.

J’apporterai le bonheur, je le veux, dans une existence qui l’a trop attendu. J’ai cet orgueil de croire que je le puis.



À LA MÊME

Jamais mon âme n’a enlacé la vôtre comme ce soir. Ce n’est plus de l’attrait, comme au début de notre amour, c’est de la pénétration, l’embrassement infini et conscient de nos deux êtres. Pourquoi, Mélissandre, vous qui dédaignez les amours de Pétrarque et de Laure, n’être que platoniquement à moi ? L’amour dans l’absolu, c’est-à-dire par l’âme seule, a quelque chose du vide de l’irréel. Pour le bien concevoir, pour éprouver l’amour dans toute son ardeur, dans toute sa soif, dans tout son infini, pour en avoir la conscience et la possession vraie, il faut qu’il s’appuie à l’appui même que vos dieux, Mélissandre, ont donné à l’âme, à l’enveloppe physique. Ce n’est qu’unie au corps que l’âme peut goûter dans ses voluptés célestes tout ce que l’amour a de grand, de beau, d’immortel.



À TIBURCE

Sans doute, la nature exige que l’âme s’unisse au corps, mais voyez aussi, mon bien-aimé, combien la vie de l’âme en soi peut apporter à l’être humain, divinisé un instant, de bonheur céleste !

N’ai-je pas trouvé aujourd’hui la vie propre de ma pensée, ce qu’on appelle le hors de soi, et ce qui n’est au contraire que le moi détaché de ses entraves humaines ? N’avez-vous pas vu mon être intime émergeant pour ainsi dire au-dessus de la nature, comme j’ai vu votre être intime dégagé de ses liens terrestres ? Ne nous sommes-nous point apparus dans nos éléments divins ?

Comment exprimer ce que nous avons ressenti, ce qui nous a été révélé ? Nous avons éprouvé le tressaillement des antres sacrés, nous avons reçu l’initiation antique des mortels qui avaient pénétré dans les entrailles de la terre, vu les âmes vêtues seulement de l’ombre des corps ; nous avons traversé les cercles où l’on quitte la vie pour se réveiller dans la mort. Rappelons-nous cette heure suprême et fixons-la dans notre souvenir, pour en offrir, durant toute notre vie, la reconnaissance aux dieux.

Nous marchions vers la source de Vaucluse. L’eau des cascades de la fontaine s’était retirée subitement depuis la veille, le grand lac verdâtre était vide ; l’antre blanchi, lavé, avec sa voûte énorme, prenait l’aspect d’un temple, s’ouvrait dans toute sa profondeur pour nous attirer… Ma main dans la vôtre, j’eus à tel point le vertige des profondeurs, que je me penchai sur l’abîme. Votre main quitta la mienne et je crus éprouver la sensation de la chute ; mais bientôt, enlacée par votre bras, serrée contre votre poitrine, votre souffle brûlant mon visage, enlevée par vous, je descendis.

La pierre des roches émiettée, roulée, polie par l’eau, descendait avec nous vers le trou béant. Le sol marchait ; une terreur sacrée nous envahit. Votre bouche effleura la mienne, et je reçus de vos lèvres, tout à coup devenues froides, un premier baiser.

Nous prononçâmes la même parole : « Mourir ! »

J’eus alors la vision religieuse et païenne du grand être terrestre avec son œil unique. Dans la source, ronde, verte, luisante, au fond de la grotte immense, le regard de l’eau nous regardait. Je fermai les yeux pour ne plus subir la fascination, et je m’évanouis.

Ma pensée se détacha de mon corps, attira la vôtre, et toutes deux voltigèrent sur l’abîme. Pensée, âme, ombre, je n’avais plus rien de corporel, et cependant je me voyais et je vous voyais. Un allégement divin me ravissait. Apollon resplendissant m’appelait à lui au milieu des cercles de lumière.

Je m’éveillai dans vos bras, la tête penchée sur votre épaule, votre bouche appuyée sur mon front, répétant mon nom. Vous étiez pâle comme les voûtes de la grotte. À mi-chemin de l’abîme vous aviez heurté contre une roche moins arrondie que les autres, vous vous y étiez accroché, vous aviez pu gagner le petit sanctuaire où nous étions sauvés tous deux.

Le grand arceau de la grotte s’arrondissait sur nos têtes en un dessin admirable. Ses parois marmoréennes, incrustées par l’eau, étaient éblouissantes de richesse. Il semblait un palais féerique, sorti de terre pour fêter quelque noce divine.

Mon amour ne me parut plus le même, et je ne m’étonnai pas, après cette échappée de la vie, de vous entendre me répéter : « Nous sommes unis pour jamais, et tu me dois ton amour sans réserve. » Une puissance terrestre, faite d’épouvante comme toutes les initiations, nous avait unis.

Je vous jure d’être à vous quand mon âme, remise d’une si terrible émotion, sera un peu rassérénée. Elle aussi veut se donner.

Pétrarque et Laure n’étaient point descendus au fond du gouffre où nous sommes descendus. Ils buvaient l’amour de Vaucluse dans la poussière des cascades, ils l’ont miré dans les reflets irisés de l’eau courante ; ils n’ont vu le temple qu’à travers le rideau de verdure qui tremble sur la source remplie. L’antre sacré, qui attire la vie pour l’engloutir, ne les a point attirés ; mais non plus Cybèle, qui arrache à Saturne les couples amoureux initiés, ne les a point dotés de tous les désirs terrestres, ni préparés à la jouissance de toutes les joies.



À MÉLISSANDRE

Je suis trop enivré pour traduire les ineffables sensations que j’ai emportées de cette heure divine. J’ai goûté profondément, ce soir, la joie de pénétrer une noble nature et d’en être moi-même pénétré.

Tout d’ailleurs, autour de nous, ajoutait à la majesté de l’incantation. Cette lumière ambrée que nous versait la lune, en nous donnant l’apparence des ombres, semblait ouvrir devant nous les perspectives mêmes des champs Élyséens. Je murmure tout bas l’hymne d’amour, et c’est sous le regard d’Éros, dieu de la vie, que je mets mon cœur à vos pieds.



À TIBURCE

Après vous avoir écouté de longues heures parler de ce qui me charme ou m’émeut ou me passionne, dans la nature et dans l’art, après avoir savouré toutes les joies de l’esprit que le vôtre jetait en moi avec profusion, j’ai pleuré comme une enfant ; pourquoi ? Parce que je n’avais pu, un seul instant, boire l’amour à vos lèvres.

Ce matin, je suis redevenue forte, heureuse, et ma gratitude se répand sur toutes les choses qui ne sont point un obstacle à mon bonheur. Je viens à vous en pensée, prenez-moi et gardez-moi.



À MÉLISSANDRE

Si vous avez juré de m’enivrer, de m’éblouir, ô divine, jouissez de votre triomphe, je suis ravi, extasié. Je rêve encore les yeux ouverts, les lèvres tremblantes ; je me rappelle au fond du cœur les paroles définitives : « J’aime, je suis aimé ; » je sens bien que nous nous sommes mis deux pour forger un amour d’un impénétrable airain.

Je me jette dans cet amour tête baissée, sans réserve ni mesure, et je remercie ma bien-aimée des tendresses infinies qu’elle excelle à verser dans mon cœur.

Je tiens à prolonger et à nuancer cette délicieuse préface d’un livre que nous écrirons toute notre vie, sans l’achever jamais.

Mélissandre, à demain. Je vais dormir, c’est-à-dire rêver de vous, à vous, en vous, toujours. Quand vous lirez ces lignes, le réveil sera venu. Je vous prie de vous lever, de vous placer devant votre grand miroir et d’envoyer à l’image de votre beauté tous les baisers que je lui adresse.



À TIBURCE

Vous m’avez, dans notre dernière conversation, parlé chimie d’amour, quand vous n’auriez dû me parler que de l’art d’aimer. Vous m’avez tenu un langage que vous avez tenu cent fois à d’autres femmes. Vous m’avez déplu. Je hais les raisonnements déjà employés et, par conséquent, vulgaires.

Il serait indigne de notre amour d’y laisser pénétrer un doute sur vous ou sur moi. Depuis longtemps je me suis reprise à M. de Noves. Ses infidélités m’ont faite libre. Je ne me crois pas adultère, mon amour ne me paraît point coupable. Il est consacré par sa hauteur morale. Prenez garde de le juger avec votre expérience des femmes ordinaires, dont les réserves, les résistances sont des précautions prises pour un détachement futur.

Vous ai-je marchandé le don fier et osé de moi-même ? Si les dieux que j’adore m’ont jetée dans vos bras, c’est pour que je vous élève jusqu’à eux, et non pour que vous m’abaissiez en confondant nos amours divines avec vos amours passées trop humaines.



À MÉLISSANDRE

Pardon, ma bien-aimée, le baiser de votre mari vous avait souillée à mes yeux. Les réflexions brutales de votre père m’ont exaspéré. Je n’ai senti que mes révoltes et n’ai point songé à votre souffrance. Avec des sacrilèges, moi-même j’ai été sacrilège ; pardon ! Je suis à vos genoux, implorant une grâce que je saurai mériter et obtenir.



À LA MÊME

Sois bénie, Mélissandre, pour les saines et salutaires émotions que tu me donnes. Je croyais avoir, dans ma coupable existence d’aventures, épuisé les surprises, non du sentiment de l’amour, mais de ses premières impressions…

Il me semble retrouver la virginité de mes sensations printanières, avec la saveur que l’expérience de la vie y ajoute en plus.

C’est une renaissance, et il n’en pouvait être autrement, puisque je puise dans ta pensée pour y alimenter la source de la mienne. Je t’ai toujours connue, toujours aimée, j’ai toujours été toi, à toi et en toi. Je n’ai garde de mettre à ce délicieux échange de tendresse une restriction, une timidité. Je me laisse attirer, absorber. Il me semble que, prédestinés l’un à l’autre, nous nous sommes simplement rejoints et retrouvés, au milieu des accidents, des banalités, des plaisirs mêmes de ma vie, et à travers les songes de la tienne.

Tu dois, comme moi, penser que nos cœurs se sont échangés parce qu’ils étaient formés pour être l’un à l’autre. Désormais, ils se possèdent sans même nous prévenir, sans que, peut-être, tu y consentes aussi entièrement.

Je te porte en moi et ne te rendrai jamais plus.



À LA MÊME

J’allais errant depuis trois jours, triste et seul comme une âme en grande peine, retournant aux lieux où ton amour me fut par toi révélé, cherchant le moment favorable de reparaître sous le feu de tes beaux yeux. Je suis venu, j’ai vu, j’ai vécu.

Quelle place, Mélissandre, tu as prise dans ce cœur ! Il est bien à toi, sans rival que l’art. Et encore la nature dans sa magnificence, tes dieux dans leur générosité, ont fait pour toi et pour moi ce prodige de te créer tellement belle, que je ne peux voir désormais l’idéal humain, la forme féminine, que sous tes traits, avec ton incomparable grâce et ton délicieux visage.

Rien dès lors ne me paraît plus cruel que de ne pouvoir t’adorer, te prier à la face du monde, te dresser des autels, m’enorgueillir devant tous de la piété que j’ai vouée à mon idole.

J’attends, avec des rayons plein la tête, l’heure si lente à venir où je pourrai verser mon âme à tes pieds, te couvrir de caresses.

Je fais les projets les plus fous, je trace les combinaisons les plus savantes et je trompe mes impatiences et mes ardeurs dans ces calculs impuissants.

J’ai besoin de ta divine présence pour retrouver un peu de calme d’esprit. Loin de toi, je commence à ne plus rien valoir. Tu es devenue à ce point nécessaire à mon existence que je me sens diminué de moitié quand je ne te possède pas.



À TIBURCE

Ce n’était pas un rêve, c’était le réel goûté, bu jusqu’à l’ivresse. Une lumière radieuse m’illumine, m’enveloppe. Je marche dans l’éblouissement. Si tu veux reproduire nos deux visages dans notre extase d’hier, comme tu l’as tout à l’heure essayé, il faut tremper tes pinceaux dans l’or du soleil. Je te revois tout brillant, tout enflammé de nos feux. Je possède le bonheur sans limites, l’infini du bonheur. La vie ne peut ajouter à mes joies, ni la mort me les reprendre.



À MÉLISSANDRE

Je suis encore tout frémissant, mon cœur bat à rompre dans ma poitrine, et j’ai peine à contenir le mouvement de mon sang dans tout mon être. Je n’ai jamais plus cruellement ressenti l’impuissance de peindre mes sensations. Je voudrais les exprimer toutes à la fois, pour bien rendre l’orage d’amour qui s’est déchaîné au fond de mon âme, dans ces heures délicieuses. Toi seule, en écoutant les voix intimes de ton cœur, peux suppléer à mon insuffisance et à cet indigne bégayement.

J’ai, grâce à toi, gravi, touché les sommets de la passion, je refuse d’en descendre pour retomber dans la vie réelle.

Tu as donc reçu un secret jusque-là inconnu, que ta seule volonté ait suffi pour m’ouvrir une vie nouvelle, tout un étincelant domaine de joie, d’ivresse, d’extase ! Je te suis désormais attaché comme l’esprit à la chair, et, si tu voulais te reprendre, tu mourrais comme meurt le corps que l’âme abandonne.

Je ressens comme un cruel besoin de t’absorber ou de m’abîmer en toi. Ce qui domine en ce moment les sensations terribles et confuses qui m’assiègent, c’est comme un violent appétit de mourir dans tes bras, si je ne désirais survivre pour t’aimer davantage.



À TIBURCE

J’ai voulu te verser tant de joie folle que tu n’aurais pas le temps de la boire. L’amusant jeu d’amour ! Sous un dôme de lierre, à l’ombre des pins, l’un de mes dieux y présidait. Tu essayais de saisir au vol mes baisers qui t’échappaient dans un éclat de rire, et ta lèvre demeurait ouverte, semblable à celle du Tantale de mes fables.

Et quelle victoire ! Sans rien saisir, tu t’es grisé !



À ELLE

Mon adorée, tu es bien telle que je te désire, aimante et joyeuse. Comme tes lèvres sont faites pour l’amour et le rire ! En lisant ton billet, je voyais à chaque mot les perles de ta bouche provocante. Je cueillais en imagination ces baisers que tu m’as volés. Je me faisais assez d’illusion pour croire qu’ils m’étaient rendus, et j’en avais le cœur ravi.

J’ai donc cette faveur suprême, en mon amour que je croyais à son plein de joie, de posséder une femme qui, à la beauté merveilleuse, à toutes les qualités de l’esprit, à toute la noblesse du cœur, à tant de trésors si rarement assemblés, est assez magicienne pour ajouter le rire, la gaieté, c’est-à-dire le don divin qui a fait en tout temps les héroïnes et les maîtresses incomparables.

Je suis gâté par la fortune et, si je n’avais la certitude de te voir, je craindrais d’être le jouet d’une hallucination.

Tu ne peux imaginer comme chaque jour, au réveil, je trouve mon amour grandi, exalté. Qui donc disait que la possession arrête le développement de la passion ? Piètre et froid amoureux ! J’y ai puisé de nouvelles ardeurs, j’en tremble d’émotion, et, si j’étais à tes pieds, mon front te brûlerait les mains.



À LA MÊME

Un orage violent a tout à coup éclaté dans notre ciel pur. La secousse a été d’autant plus forte qu’elle agitait une atmosphère plus calme.

De quel droit celui qui vous trompe, Mélissandre, avec tant d’impertinente élégance, qui se bat pour des filles, qui les entretient et les affiche, qui se fait en riant l’apôtre des mauvaises mœurs, qui place l’infidélité (répète-t-il à chaque instant devant vous) à la tête des vertus conjugales, de quel droit M. de Noves vous défend-il un sentiment qu’il croit être seulement de l’amitié ? Je n’accepte pas pour vous cette tyrannie et je veux… Pardon, Mélissandre, ne t’irrite pas de mon emportement.

Tu me l’as dit avec ta grandeur d’âme, il ne faut nous laisser envahir ni par la tristesse, ni par la haine. Restons confiants dans la destinée, la fortune est pour nous. Je veux me répéter sans cesse tes fières et douces paroles : « Ne songeons, dans l’épreuve, qu’à nos joies, et, quelque tempête qui se déchaîne, rappelons-nous que notre bonheur est fixé. »



À TIBURCE GARDANNE

Après tout ce courage déployé, j’éprouve un attendrissement inexplicable. Les larmes coulent de mes yeux comme si elles y étaient amassées. Je pleure, et cependant j’ai l’esprit fortifié par sa victoire sur un esprit faible. Non seulement, ai-je dit à M. de Noves, je me permettrai d’aimer Tiburce Gardanne de tendre amitié, mais je l’aimerai d’amour quand il me plaira. Je vous ai laissé libre de disposer de vous, et ne vous ai jamais, quoi que ma dignité en ait souffert, adressé un seul reproche ; je veux être libre à mon tour de distraire l’existence isolée que vous m’avez faite, par les soins, fussent-ils amoureux, d’un artiste illustre et d’un galant homme. Si vous voyez l’honneur de votre nom en danger par moi, reprenez-le. Celui de mon père est d’aussi bonne noblesse, et les titres de ma mère m’appartiennent. Réfléchissez jusqu’à demain et décidez en « grand seigneur ». Je suis assez « grande dame » pour tout comprendre.

Il m’a priée sur l’heure de lui épargner un scandale et d’oublier son équipée.

« Gardanne, a-t-il ajouté, est d’ailleurs un homme avec qui l’on peut se battre et qu’on peut tuer à l’occasion. » Je me suis contentée de répondre : « Vous auriez dû penser à cela plus tôt. »



AU MÊME

Soit que je porte vers les dieux mes actions de grâce, soit que ma pensée revienne à toi, je vous bénis tour à tour.

Autrefois, dans les échappées de mon imagination, en rêvant de héros et d’amants, j’avais cru prévoir jusqu’où peut conduire l’amour ; mais les cercles de la félicité où tu m’entraînes, je ne les avais pas entrevus.

Il me semble, par instants, que nous arrêtons l’infini au passage plus sûrement que Josué n’arrêta le soleil.

Mon être tout entier, dans un mouvement soudain que je n’essaye pas de maîtriser, se précipite vers toi.



À MÉLISSANDRE

Je vais te voir, je vais boire la lumière dans tes regards, respirer le parfum de ton haleine, m’emplir le souvenir des traits de ton adorable visage, entendre les notes argentines de ta voix, causer ta causerie de longues heures.

Et qu’est-ce que ces doux plaisirs auprès de l’ivresse que je goûterai demain ? Mon adorée, je suis tout songeur. Je te tends les bras mille fois en un jour. Je ne me croyais pas si envahi par ta volonté amoureuse. J’ai toutes les ardeurs, et comment n’en serait-il pas ainsi, ô charmeuse ? N’est-ce pas la vie, l’éclat, l’attrait, qui sortent de toi comme des chaînes d’or, qui m’enveloppent, et dont je sens avec délices le poids ineffable sur tout mon être ? Aime ton amant captif qui demeure à tes pieds.



À LA MÊME

Divine compagne, quel délicieux voyage ! De quelle terre promise, et trop rapidement traversée, revenons-nous ? J’ai la certitude d’avoir pénétré dans un monde nouveau, inexploré.

Nous avons retrouvé l’île de Délos, remontée tout exprès des fonds de la mer de l’histoire pour nous servir d’asile et de sanctuaire. Ah ! le doux mystère de tendresse idéale qu’on m’a révélé ! j’en ai le cœur parfumé. Je bénis la déesse qui s’est humanisée pour moi.

Tu es vraiment divine, Mélissandre. Je sens au fond de mon âme (car, depuis que je t’aime, j’en vois nettement le fond) tous les sentiments réunis dans le même amour. Je ne veux pas les séparer. Je tiens à t’aimer de toutes les manières, sous tous les modes, depuis l’affection de l’ami jusqu’à la tendresse de l’enfant, la piété fraternelle, la passion de l’amant, la gratitude du blessé guéri, jusqu’à l’adoration religieuse et enthousiaste de l’artiste pour l’harmonieuse beauté.



À TIBURCE

C’est avec une inexprimable émotion que je retrouve en mon souvenir les exquises jouissances rapportées de cette entrevue. Il ne se mêle à tant de félicité parfaite que la désespérance de ne pouvoir traduire l’hymne d’amour reconnaissant que chante mon cœur. Si je parvenais à lui arracher ce qu’il dit tout bas dans la langue mystérieuse de l’extase, et te l’écrire, je posséderais le bonheur absolu.

Les mots me manquent ; toute parole me paraît de glace. J’éprouve le besoin d’effacer aussitôt ce que j’écris, tant je le trouve banal et mesquin. Écoute et prête l’oreille à la voix du dedans.

Je renonce à t’aimer en langage humain.



À MÉLISSANDRE

J’avais fait bien des rêves, caressé bien des ambitions, désiré bien des plaisirs, jamais mon imagination n’était allée ni si haut ni si loin que la réalité présente. Ah ! comme je t’attendais ! Je n’avais rencontré jusqu’à toi que le mensonge, le sentiment artificiel ou les satisfactions grossières des sens, ou la fugitive volupté des rencontres sans lendemain. Je t’aime et je trouve réunis, par la main de tes dieux que je confesse en t’aimant, la beauté admirable, la grâce charmante, la poésie, la vaillance du cœur, la passion vraie, et mon bonheur se fait de tous ces dons, de toutes ces fortunes.

Je sens avec un tremblement religieux que le divin à travers toi me protège, je tombe à tes genoux et je couvre de larmes de joie tes belles mains.



À LA MÊME
Mon amante adorée,

Je ne t’ai pas aperçue ce matin, et je suis triste. Heureusement, il me reste aux lèvres un rayon de miel, un peu d’ambroisie, qui me permettent d’attendre jusqu’à ce soir. J’aurai la joie de te revoir et d’exprimer silencieusement, avec l’éloquence des yeux, l’amour qui embrase chaque jour davantage tout mon être.

J’interroge souvent le passé, je cherche les indices du feu qui couvait sous la cendre d’amours indignes de m’avoir enflammé. Il devient manifeste, et je m’enorgueillis de cette conviction, que, dès la première heure où je t’ai aperçue, mon âme est allée à la tienne comme une exilée qui rentre dans sa patrie idéale. J’habite en toi aujourd’hui, je t’appartiens pleinement. Il n’y a pas jusqu’à la souffrance intérieure que me causent nos séparations, qui n’aiguillonne en moi la passion de te retrouver.

Je ne me figure pas sans orgueil que dans la suite des annales humaines on n’ait jamais rencontré deux natures plus faites pour s’unir, se compléter l’une l’autre, s’ennoblir par le contact, s’agrandir et s’épurer par leur intime communion. Je t’aime comme on aime le résumé de toutes les grâces, de toutes les beautés morales et plastiques, et je me sens devenir, à cette possession, plus conscient de ma valeur d’artiste, plus fier de ma nature d’homme.



À TIBURCE

J’ai des accès de lyrisme auxquels je résiste mal, et je conserve, en m’y abandonnant, la crainte de redire, avec des expressions déjà dites, un amour qui se meut dans les hauteurs inaccessibles des êtres, infranchies, indécouvertes jusqu’à nous.

Cependant je veux te chanter mon amour, il faut que j’en note les rythmes, que j’en réentende les harmonies. Un mot apaise mon exaltation loin de toi, il se murmure à mon oreille, je le vois s’échapper de tes lèvres, je le balbutie et je le crie tour à tour : « J’aime ! »

J’admire en toi ton génie, et cette étrange beauté de l’homme, si inquiétante pour la femme. Tes yeux bleus profonds et sombres, je les aime, quoiqu’ils aient, à certains moments, les lueurs dantesques de ceux qui ont vu les cercles infernaux du mal et pourraient y rentrer. Ami, parfois j’ai la terreur de ton passé, et elle me donne un vague effroi de l’avenir.



AU MÊME

Nous avons fait, ce matin, mon père et moi, une très belle promenade à cheval. Malgré nous, la conversation prit une allure tendre. Je ne sais à quel propos mon père s’est laissé hanter par de vieux souvenirs : « Ta mère avait ton élégance, m’a-t-il dit brusquement, elle était fière et silencieuse comme toi. Tu lui ressembles chaque jour davantage. Tes yeux, l’expression de ta bouche, ta physionomie, ont changé depuis quelques semaines. Je te sens livrée au rêve intérieur, je devine en toi une exaltation contenue ; quelque joie mystérieuse te possède. Je ne puis exiger tes confidences ; tu n’as pas voulu que je fusse un camarade, et je n’ai pas su être père.

« J’ai mal choisi ton mari. Ses compagnons de plaisir, qui sont les miens, le blâment de te délaisser, toi si merveilleusement douée de tant de grâce, de tant de beauté. Nous nous demandons comment il se fait que de Noves ne soit pas amoureux de toi. »

Je me suis écriée en riant :

« Les dieux me préservent de son adoration !

— Moi, reprit mon père, si j’ai cherché à m’étourdir, si j’ai mené l’existence que je mène, c’était pour oublier la morte, celle qui, vivante, m’avait chassé de son cœur.

M. de Noves est aussi excusable que vous, mon père, car je l’ai chassé de ma pensée.

— Tu ne t’es détachée de lui que parce qu’il t’a publiquement trompée, et pour qui ? Pour je ne sais quelle créature de bas étage, la maîtresse de cent peintres, un modèle lancé par Gardanne !

Et, comme je ne répondais pas :

« Mélissandre, ajouta-t-il, crois-tu donc pouvoir te passer toujours de l’affection ou de ses semblants ? Prends garde au premier sentiment que tu éprouveras ! Il deviendra vite passion. Et si tu t’égarais alors, si, n’aimant pas ton mari, aimant peu ton père, parce qu’ils sont ce que tu appelles des corrompus, tu n’aimais encore qu’un viveur ?… »

Nous entrâmes dans une avenue où l’on ne pouvait marcher à deux. Je laissai mon père derrière moi. Il ne vit pas la rougeur me monter au front, ni les larmes tomber de mes yeux. Je ne veux pas vous dire ce que j’ai souffert de cette conversation. Il faut que je l’oublie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Imaginez une avenue faite de cyprès et de saules. Les cyprès aux flancs arrondis, parsemés de pommes roussies et rugueuses, s’avancent dans l’allée et mordent sur l’horizon. Leurs masses épaisses, protectrices et lourdes, servent de barrière au mistral.

De l’autre côté de l’avenue, les saules, pénétrés par la lumière, détachés sur le bleu, courbés, flexibles, étendent leurs branches allongées ou traînantes ; leurs feuilles si fines, d’un vert pâle, tremblent au plus léger souffle de la brise.

Sur les saules, des oiseaux voltigent sans se poser, tandis que, dans les cyprès touffus, la troupe entière d’alentour habite, crie, chante, s’agite, au milieu des arbres paisibles.

Si j’étais pinson, ou rouge-gorge, ou chardonneret, ou fauvette, moi aussi je préférerais les cyprès aux saules. Il ne faut pas que la branche où l’on pose ses amours ploie trop aisément ; mieux vaut la sûreté que la souplesse.



À MÉLISSANDRE

Je vous ai en vain attendue dans l’allée des cyprès et des saules. Je sentais que vous ne viendriez pas, que vous ne pouviez venir, malgré vos promesses. Je vous avais vue trop souffrante hier, et cependant je m’obstinais à rester, à fouiller du regard l’étendue.

À chaque silhouette lointaine j’espérais, à chaque déception je songeais avec amertume que vous étiez sur votre lit de douleur, et que vous songiez tristement à l’ami qui vous attendait sans espoir.

Mélissandre, comme je vous aime ! et quel chemin cet amour a fait en quelques semaines dans mon cœur ! Il lance de tous côtés ses racines, et le passé, si je puis me souvenir que j’ai vécu sans vous aimer, est bien complètement étouffé par lui.



À TIBURCE

Je souffre. Est-ce le mal qui m’accable ? Est-ce une angoisse précédant l’épreuve ? Mon amour était-il une vision d’un jour ? Le songe que j’ai fait, je veux le refaire, ou mourir.



À MÉLISSANDRE

Guérissez, ma bien-aimée, sans quoi je maudis la nature assez cruelle pour nous séparer, quand elle devrait opérer tous les miracles pour nous réunir, car elle n’a jamais formé deux êtres plus sûrement destinés par elle-même l’un à l’autre.



À TIBURCE

Ne maudissez pas ! Invoquez le guérisseur, Apollon, dieu bienfaisant. Qu’il me délivre de la douleur. Je suis enfermée, je ne puis le voir. Vous qui le voyez, priez !



À MÉLISSANDRE

La longue séparation ! Je compte les heures. En dépit des tristes émotions qui m’assiègent, je vois toujours flotter devant mes yeux ton adorable image. Grâce à elle, je conserve un peu de force. Seule la certitude de pouvoir compenser les ennuis de notre éloignement par ma tendresse me soutient. Quel arriéré d’amour tu me devras ! Je sens grandir loin de toi ma passion. Mon cœur devient trop étroit pour la contenir, et je sens que, si elle ne se mêle pas à chaque instant à la tienne, sa violence me brisera. Conviens, Mélissandre, que le mystère de notre union a ses cruautés, puisqu’il m’est interdit d’aller m’asseoir à ton chevet, quand tu souffres.

Ne t’irrite pas de ma plainte ; je sais quel est ton désir : j’y répondrai avec soumission, ma bien-aimée. Je te dirai même, si tu l’exiges, que la privation de ta vue augmente ma ferveur, car c’est de la piété que je t’ai vouée, comme aux divinités absentes.



À TIBURCE

Jamais je n’ai senti une pareille impossibilité de me reprendre à la santé. Quoi ! ce bonheur surhumain se briserait parce qu’avant de te connaître j’ai manqué de foi dans ta venue, et que, dédaigneuse de la vie, j’ai pris plaisir à la laisser s’amoindrir en moi ! Maintenant, ma volonté n’a plus la puissance de retremper mes forces. Pourquoi, en mes jours sombres, n’ai-je pas eu la révélation de mes jours lumineux ?

Je voudrais ne t’apporter que le bonheur, la sérénité, et voilà que je t’accable de soucis et de plaintes. Tu m’accusais de ne pas détester ce qui nous sépare, de me soumettre au joug du sort avec trop de résignation. Triomphe, mon bien-aimé. Je me désespère. Je voudrais briser les liens qui m’enchaînent. Je souffre des obstacles qui te tiennent éloigné de moi, plus que de ma souffrance même.



À MÉLISSANDRE

Ma bien-aimée. Je suis orgueilleux d’avoir ramené un peu de calme et d’apaisement dans ton cerveau, et rien n’est mieux fait pour augmenter ma tendresse que ces preuves d’influence sur ton esprit. Je me dis tout bas que ton cœur seul est moralement malade, que je suis cause de sa souffrance, et que, si j’étais le maître, je te rendrais en peu de temps la plus vaillante et la plus fière des héroïnes.

Je vais essayer tantôt de mon pouvoir magnétique ; en dépit des obstacles, je pénétrerai jusqu’à toi, et il suffira que je te regarde pour enlacer ton âme. Alors, écoute ce que je te dirai. C’est mon être tout entier que j’épancherai en ton être. Je suis sûr que tu comprendras aussi bien ce langage muet que les paroles brûlantes de ma passion. Je vis en toi.



À TIBURCE

Je doute encore si je n’ai pas rêvé, tant je me sens étrangère aux conditions habituelles de la vie.

T’aimer silencieusement au milieu des jaloux, te sentir vivre, te voir penser à côté de moi, répondre à chacune de tes interrogations les plus intimes, provoquer la même sensation au même instant, causer sans mot dire avec la voix des esprits, et prolonger cet amoureux dialogue sans trouble, sans autre sentiment que celui qui anime les dieux de l’Olympe dans la sereine tranquillité de leur ciel : quel miracle ! Et tu le fais, rien que par ta présence et ta volonté.

J’ai réellement possédé le bonheur des Immortels. J’ai vu l’amour se dépouiller, s’épurer, devenir religion, culte et prière. Pour la première fois, j’ai éprouvé les délices de l’adoration intérieure.



À MÉLISSANDRE

Il est donc vrai que l’idée de perdre l’amour de sa bien-aimée centuple la passion et le bonheur de la ressaisir et de la retrouver ? Je sentais mon cœur se fondre de reconnaissance, de tendresse et d’enivrement. Je mesurais l’étendue même de ma félicité à la profondeur des angoisses qui m’avaient précédemment agité. Je te serrais à t’étouffer pour me convaincre que tu étais revenue et que je t’avais reconquise.

La figure brillante du soleil se glissait entre nous deux pour bénir notre réunion. Tu l’avais donc sur toi, ce beau et brillant Apollon, qu’il s’est échappé de ta tunique et mis à tes pieds, où il est resté chaud et lumineux pendant ton idéale visite ?

C’était bien sa figure qui se gravait sous nos yeux en médaille d’or. La merveilleuse apparition prenait pour nous un caractère religieux. Jamais je n’oublierai cette présence réelle dans notre sanctuaire. Quels dévots ont mieux vu que nous le visage de leur Dieu ?



À LA MÊME

Si je n’étais que peintre, à ce moment de l’œuvre de mon amour, je voudrais terminer le tableau, n’y plus rien ajouter. Après ce que nous avons découvert en nous, après ta dernière lettre, rien de nouveau, rien de mieux, rien de plus, ne peut nous être révélé. J’ai comme un éblouissement perpétuel, et il me semble que j’ai voyagé avec toi dans les espaces célestes.

Je t’adore ! il faudrait te le répéter cent fois de suite, avec l’accent que je mets dans ce seul mot, pour rendre toute l’intensité de passion, d’amour, d’ardeur, de sentiment profond, qu’il renferme pour toi.

Je t’évoque dans ma pensée, et quand je t’ai là, avec tes yeux qui laissent échapper ton âme, avec tes lèvres où elle vient se jouer, avec ta tête idéale où je la vois se mouvoir et faire ces gestes ineffables et gracieux qui se traduisent en paroles et en sourires, alors je deviens immobile, comme pétrifié, et je sens mon âme doucement, lentement, s’échapper de moi, se précipiter vers la tienne et l’étreindre sous ses baisers.



À TIBURCE

Bonjour, ami tendre. Éveillez-vous et souriez à qui vous appelle aux joies matinales, à qui vient, par un court billet, vous remercier du gai bonheur que vous lui avez rendu, des joies que vous répandez sur chacun de ses jours.

Je ne vous visite que par lettre, et cependant vous tressaillez de plaisir. Vous m’aimez donc autant que je vous aime ? J’avais cru la chose impossible.



À MÉLISSANDRE

Quel délicieux réveil ! Je déroule cette bandelette sacrée. J’y respire le parfum qu’y a laissé ta main. J’entends, à travers ma lecture, les douces paroles, écho de cette musique intérieure et divine qui porte du cœur au cœur l’harmonie des accords parfaits. Quelles extases et quelles déceptions tout ensemble !

Quand viendras-tu, Laure, dans la maison de Pétrarque ? C’est, depuis quelques jours, un immense désir de te voir seule. Je fais et défais mille projets plus bizarres les uns que les autres. Je ne trouve rien de sensé, rien de réalisable pour t’attirer plus souvent. Mon amour est si haut, qu’il me semble au-dessus des conditions humaines. Alors ses droits ne sont-ils pas des droits divins ?



À TIBURCE

Je viendrai, t’apportant mon âme faible encore et cherchant sa force en toi, comme mon corps languissant cherche la santé dans les rayons du soleil. Tous deux ne me brûlez pas. Je suis à peine convalescente. Mon angoisse a été si grande ! J’ai cru perdre en un instant ma confiance dans l’amour, dans la lumière. Des ombres épaisses se sont répandues sur ma vie, et il m’a semblé que je franchissais les cercles de la mort. Il vaudrait mieux n’avoir jamais aimé que d’aimer avec crainte.

Je t’en conjure, ne rentre en mon cœur que si tu es certain d’y rentrer triomphant à jamais. Mes regards jetés sur ton passé y ont rencontré la terreur de t’y voir ramené un jour. Interroge-toi ; et si quelque fugitif, quelque lointain désir d’y retourner t’effleure, arrête tes pas dans la voie d’un bonheur qui me conduirait à l’abîme, ne me redemande pas à moi-même, car je ne sais que me donner tout entière et à toujours.

Ne m’as-tu pas écrit : « Si je n’étais que peintre, à ce moment du tableau de notre amour, il faudrait l’achever, le terminer ? » Peut-être le devons-nous. Vouloir ne plus s’aimer, en plein amour, est plus noble, plus fier, vaut mieux, que cesser un jour de s’aimer. Le sacrifice héroïque m’effrayerait moins que la lente souffrance d’un sentiment qui s’use.

Lorsque nous nous serons tous deux redonnés l’un à l’autre, j’ai peur de te lire, de t’écrire, de trouver nos accents plus faibles, l’expression de notre passion amoindrie.



À MÉLISSANDRE

J’ai soulevé le voile d’Isis, j’ai ressenti les délicieuses terreurs de l’amour infini. Pour la seconde fois, j’ai entrevu le sanctuaire de la nature. Je suis vainqueur et vaincu tout à la fois. J’ai atteint aux limites de l’émotion. Il m’en reste un tressaillement surhumain. Je me sens grandi de vingt coudées, je suis l’égal des plus grands de notre race, l’amour maître et fécondateur des choses est en moi, et mon être tout entier s’est transporté en ton être. Mon cœur s’est fondu à la chaleur de cette communion, de cet échange divin. L’avenir peut-il me révéler rien d’autre ? Je ne sais, tant les surprises d’un amour qui croît également au milieu des inquiétudes et des joies sont imprévues.

En ce moment, je répète l’hymne de l’initiation à une vie supérieure. Je t’aime sans mesure, sans limites, sans retour, sans fin. Je redis le Cantique des cantiques.

Ô ma belle païenne, que tu es belle, comme tu domines la nature entière, et quelle lumière tu répands sur tout ce qui me touche, m’émeut, m’environne !

Je voudrais vivre à tes pieds, mon esprit déborde d’admiration. J’ai épuisé la coupe du bonheur, remplis-la de nouveau ; je ne puis supporter la vie si tu ne me verses chaque jour le divin breuvage. Je t’envoie toute mon âme dans un baiser, avec l’inextinguible désir de te retrouver sans cesse sous mon regard.



À TIBURCE

Idéal, idéal ! tu t’es fait chair et verbe pour moi. Tout ce qui a travaillé, pensé, grandi dans le cerveau de l’homme ; tout ce qui s’est attendri, humanisé, divinisé dans le temps et l’histoire, se résume en mon bien-aimé, et il est à moi.

Mes rêves les plus romanesques, les plus brillamment inspirés par tous les amants passionnés de tous les âges, mes ambitions les plus hardies se réalisent.

Quelles parentés innombrables, quelle généalogie orgueilleuse, quelles hérédités sacrées des grandes amoureuses ajoutent leurs puissances à la puissance de mes joies ! Il me semble que tous ceux qui ont aimé depuis qu’on aime revivent en nous, dans notre passion. Et quelle fortune de venir les derniers !

Les aventures que tu as courues jusqu’à moi, dont j’étais si jalouse hier encore, je les accepte, parce qu’elles t’ont façonné tel que te voici. Je veux que ce que tu as semé de toi dans ta vie, tu le récoltes en moi. Que tes joies passées se surajoutent aux joies présentes !



À MÉLISSANDRE

Je te revois accoudée, alanguie, avec tes beaux bras de marbre lumineux dans la nuit. Je respire ce parfum qui s’élève de toi comme l’encens d’une cassolette sacrée. Je vois luire tes yeux dans l’ombre, à quelques pieds au-dessus de la cascade qui chante pour nous seuls.

Quand je me retrouve, il me semble que je jouis de l’amour d’une Sémiramis revenue pour moi sur cette terre, et je m’abandonne à tous les rêves de volupté qui ont agité les cervelles des hommes depuis la grande magicienne des légendes assyriennes.

Je veux goûter ce plaisir, comme tu l’as goûté toi-même en évoquant les amours passées ; il est le plus ineffable que puisse trouver mon cœur : t’aimer comme un résumé brillant et passionné des grandes héroïnes qui ont laissé leur sillage diamanté dans l’histoire. Je puise, en cette idée dominante de mes sensations, je ne sais quelle tranquillité, quelle béatitude, pour ma passion ; je sens mieux ainsi que tu ne pouvais appartenir à nul autre qu’à moi, car nul ne t’eût si bien comprise, et comprendre est nécessaire pour bien posséder.

Mais les délices intimes de cette soirée n’étaient pas terminées, j’avais hâte de rentrer chez moi, de me recueillir et d’y savourer en jaloux la lettre parfumée que tu m’avais remise.

Saintes, joyeuses et vivifiantes paroles ! je les ai couvertes de baisers et de larmes pour la santé, la force morale que tu suscites en mon être.

Je te dois le succès dont les journaux m’apportent chaque jour l’écho grandissant. Ce n’est pas mon art qu’on admire, c’est ton inspiration. N’ai-je pas mis dans la nature, mon adorée païenne, cette âme que toi seule m’as fait comprendre, m’as révélée ? Mes succès t’appartiennent, je te les dois, je te les veux imposer.

Ne pense pas, ne dis jamais, cruelle, que notre amour n’est qu’un éclair brillant, une flamme trop brûlante pour ne pas s’éteindre. Cet amour est la trame même de nos existences. Rien ne détachera deux âmes soudées par les dieux, et si l’une se brise, ses éclats briseront l’autre.

Je t’adore comme ma force dont tu es devenue la source. Disparaître en toi serait la dernière aspiration de ma nature, mais être séparé de toi, je te tuerais plutôt que d’y consentir.

Mélissandre, je ne désire la gloire que pour honorer mon amour, et je ne puis avoir désormais un plaisir d’orgueil sans t’y associer. La célébrité, quelle qu’elle soit, ne m’éloignera pas de ma bien-aimée. Loin d’elle le monde se vide, et moi-même je ne suis plus rien qu’un atome desséché, impuissant au commerce des choses.

C’est donc par besoin vital que je me presse sur tes lèvres, que je suis tien, que je m’incarne en toi, que je puise ma personnalité dans tes bras.

Je vais bientôt te dévorer des yeux, te dire, sans te parler, tout ce qui remue de tendresse en mon âme. Quel adorable supplice !



À TIBURCE

Je pleure de joie en retrouvant dans ma pensée, et jusque dans les fibres de mon être, les émotions inexprimables de la soirée d’hier. Je n’ai jamais été plus envahie que durant ces trop rapides heures, à deux doigts de tes lèvres, brûlée du feu de tes regards.

Sois béni pour tant de bonheur !

Je me dis avant de te voir : « Aujourd’hui, je regretterai la félicité dernière. » Quand je te vois, le présent est tel que le passé disparaît, s’efface, comme si le lever du soleil succédait instantanément à son coucher.

Parfois je crois marcher dans une sorte d’apothéose ; l’amour, porté à cette puissance, fait vivre de la vie supérieure des héros et des dieux.



À MÉLISSANDRE

Le néant lui-même n’entamera plus notre union ; nous pouvons mourir, nous emporterons l’orgueil de n’avoir connu de rivaux ni d’égaux. J’ai réellement senti palpiter ton souffle dans le mien. Désormais la forte parole biblique est réalisée par la chair et l’esprit : « Tu es l’âme de mon âme, la pensée de ma pensée, le sang de mon sang, les os de mes os. » Je t’ai recréée et tu m’as recréé.



À TIBURCE

Je savais bien hier que nous courions un danger ; à peine étais-tu sorti que mon père est entré. Je t’aime plus que la paix de mon existence : je l’ai prouvé. Je ne regrette pas ce baiser, puisque tu le désirais et que je ne peux plus goûter d’autres joies que les tiennes.

Tu étais d’ailleurs irrésistible. Rien n’est comparable à ta verve, à ta grâce dans une intimité tendre. Je ne sais ce que je préfère de ces heures si douces, ou de nos heures de passion. C’est un plaisir charmant de notre amour que ce jeu de nos esprits. Leurs traits s’échangent, se confondent, jetés par la bouche de l’un de nous ou lancés en même temps. Où donc est notre façon personnelle de penser ? Te souviens-tu de nos premières discussions ? Tout ce qui ne se prête pas aux échanges, aux fusions avec toi, me paraît étranger à mon intelligence.



À MÉLISSANDRE

J’ai pénétré seul dans ce salon devenu l’un des sanctuaires de mon religieux amour.

Tu ne devais rentrer, me dit-on, que dans une heure.

J’ai pris ta place, j’ai appuyé lentement mon bras sur ta table, et j’ai attendu. Alors j’ai senti la fin de cette transformation intérieure commencée depuis notre premier baiser. Je me suis trouvé tout autre. Je pensais en toi. J’avais perdu le sentiment de mon sexe et je jouissais délicieusement de cette transformation de tout mon être. Quelle merveille que l’amour ainsi éprouvé ! On n’est plus amant, on devient la personne aimée elle-même.

N’est-ce pas le vrai mystère analogue à ce qui arrive dans les vieilles légendes de l’Inde où le prêtre, à force d’amour, se confond, par la puissance de la prière intérieure, avec la divinité qu’il sert ?

Mélissandre, c’est sur ton propre autel que je viens t’adorer.



À TIBURCE

Je vis dans l’enivrante fumée de toi, dans ton atmosphère, comme dans un nuage d’assomption. La terre me paraît une petite boule qu’à chaque instant je repousse du pied, pour m’élancer dans l’infini.

Nous avons dépassé hier les sommets de l’Olympe. À quelle altitude vertigineuse sommes-nous parvenus ? Nul n’a visité ces hauteurs avant nous. J’ai le vertige. Le bonheur absolu m’apparaît.



À MÉLISSANDRE

Mes pensées t’accompagnent sans cesse, mon esprit est identifié à ton esprit, il est assimilé par toi, perdu en toi.

Je préfère le mot hymen, pour peindre notre union, à celui d’amour. Les dieux terrestres, que nous sommes allés invoquer pour la seconde fois dans leur antre, ont chanté notre hyménée. Rappelle-toi la mélodie de la source qui montait.

Je revois le rideau de verdure, le ciel brillant à travers, les mille étincelles, les mille flammes, les rayons d’Apollon éclairant les nervures des feuilles, la fraîcheur de l’eau, la chaleur de l’air, et ces grands rochers vêtus de longue mousse veloutée, cheveux des naïades que l’eau tarie ne caresse plus en ce moment, mais qu’elle dénouera demain.

Après ton départ, je suis revenu. J’ai marché où tu avais marché, je me suis assis où tu t’étais assise, penché sur la pierre où tu appuyais ton adorable tête. Alors, j’ai fermé les yeux, j’ai réentendu ta voix harmonieuse, et les vibrations de ta parole claire ont résonné de nouveau dans un cœur qui t’idolâtre.

J’ai dit à la fontaine combien mon amour était supérieur à celui de Pétrarque, puisqu’il se double de celui de Laure.



À TIBURCE

As-tu remarqué, au milieu des similitudes de nos caractères, une dissemblance ?

Lorsque nous sommes seuls, c’est toi, tout d’abord, qui chantes l’hymne d’amour. Je t’écoute en silence, ne trouvant rien à répondre. Je suis émue, fiévreuse. Si l’heure de te quitter approche, me voilà prise d’un irrésistible besoin d’expansion, quand toi-même tu te tais et t’absorbes dans un recueillement attendri.

Hier, pour la première fois, au moment de te dire adieu, je me sentais auprès de toi comme absente ; je n’ai pu, en revanche, croire à ta présence réelle, loin de toi, comme tu me dis croire à la mienne. J’ai appelé le miracle, et il n’est pas venu.

Que de mystères à découvrir pour éprouver en face l’un de l’autre la joie du souvenir, pour ne s’attrister d’aucune séparation, pour tout mêler de ce qu’on retrouve et de ce qu’on avait emporté !…

Je désire comprendre l’incompréhensible, réaliser l’irréalisable, fixer le temps. Je veux connaître l’inconnu, réduire l’infini en une part d’amour.

Ces mots à peine écrits, j’en ai peur, comme si les dieux jaloux devaient m’en punir.



À MÉLISSANDRE

Les dieux sont avec nous ! Je ne consens plus à reprendre mes esprits ; je rêve et je m’abandonne à mon ivresse. Jamais je n’ai été à la fois porté si haut sur tes ailes divines et jeté au plus profond de la passion humaine.

Après chaque moment de nos heures d’amour disparues, je m’écrie, pour persuader à ma pensée la vérité de mes sensations : « Je viens de vivre, j’ai vécu ! »

Mélissandre, Éros te doit toutes les couronnes. Je les dépose à tes pieds, ô déesse. Ce n’est point blasphémer que de nous dire les égaux des immortels.

Ne crains pas. Les dieux eux-mêmes, après nous avoir dotés de telles félicités, ne peuvent nous les reprendre.



À TIBURCE

J’essaye en vain de le cacher ! Mon amour, plus ardent que jamais, est malheureux, torturé. Quelle pensée méchante a traversé l’esprit de M. de Noves ? Pourquoi laisser venir ou amener à Vaucluse cette maîtresse qu’il prétend vous avoir enlevée je ne sais où, à Marseille ou à Paris ?

Mon ami, je souffre. Ce passé vague, que je ne percevais qu’en vous, qui ne m’apparaissait que sous votre figure, je l’ai vu tout à coup se dresser, élégant, hardi, avec cette beauté malsaine et capiteuse dont un homme autrefois grisé doit ressentir les troubles.

Ces liaisons libres, audacieuses, qui se rappellent d’un mot ; ces femmes qui tutoient en public, pour qui les anciens amants et les nouveaux se classent sous une rubrique uniforme, je ne les avais point devinées aussi provocantes, je ne les avais pas vues séduisantes de toutes les grâces parisiennes. Il y a là un genre, un milieu, un monde inconnu qui m’inquiète, qui m’irrite, et contre lequel un insurmontable dégoût m’empêcherait de lutter.

Une larme a glissé sur ma lettre. Elle me fait rougir de moi. J’essaye de me consoler, je ne le puis. Mon âme connaît l’angoisse mêlée au dédain.



À MÉLISSANDRE

Mon adorée, je t’aime ! J’en veux mortellement au passé d’être apparu dans notre fontaine et d’avoir troublé la limpidité de tes joies.

Cruelle, pourquoi n’es-tu pas venue ? Je sentais en moi une telle puissance d’amour que les heures eussent été plus pleines de magnificence, de passion, qu’aucune autre. J’aime plus que jamais mon amour ! J’ai besoin de tout mon calme pour ne pas courir à toi et te crier : « Viens, ne nous quittons plus, suis-moi, échappons pour toujours aux obstacles que rencontre notre paisible hymen ! »

Tu es jalouse de mon passé. Enfant ! N’as-tu pas songé que je pouvais, moi aussi, être jaloux du passé, que de folles images traversent parfois mon cerveau et le torturent ?

J’essaye de t’aimer doucement, sagement. Eh bien, non, c’est impossible ! J’aurais voulu te voir seule aujourd’hui. Me résignerai-je aux caprices du sort et à tes exigences ?

Je me dis, pour reprendre courage, que tout n’est pas perdu puisque je vais, au milieu des tiens, pouvoir t’adorer en silence, et cependant je suis désolé.



À TIBURCE

Pourquoi de telles paroles ont-elles échappé à ta discrétion ? Quel vent a passé à travers ton cœur et t’a rendu fou ? Combien de fois t’ai-je répété qu’il me plaisait d’être incomprise des miens, que mon orgueil était d’être comprise par toi seul, que je ne voulais point partager des biens qui t’appartiennent, que je n’avais pas trop de trésors amassés pour enrichir notre tendresse ?

Mon père ne me connaît pas, ne peut me connaître ; en essayant de lui dire qui je suis, tu lui as, par chacun de tes mots, confirmé ce qu’il soupçonnait : ton amour ! Que n’ai-je eu la puissance de t’arrêter dans cet élan fatal ! Tu t’enivrais de tes discours comme une alouette s’enivre de rayons. Ton éloquence chaude, hautaine, vibrante, faisait de moi la plus glorieuse des amantes et la plus désespérée. J’ai l’esprit tout plein de flamboiements et le cœur percé de mille flèches. J’aimais hier dans l’Olympe, je suis aujourd’hui précipitée dans le Ténare.

Le bonheur et le chagrin s’enchevêtrent dans mon âme et la torturent également, parce qu’ils y sont rassemblés sur le même objet. Les noces d’amour étaient à peine fêtées, la lune de miel à peine goûtée, nous apportions chaque jour encore au mariage un tribut de joies nouvelles, et nous voilà chassés de nous-mêmes, du ciel conquis.

Mon père exige que je le suive dans quelques jours à Marseille. M. de Noves accompagne, ce soir, Mlle Clara, votre amie-modèle, c’est ainsi qu’il la nomme ! Elle part pour Monaco, emmenant son cavalier servant ; puisse-t-elle le garder !

Cette fille, en pénétrant au val fermé, nous a porté malheur.

Quand vous me disiez : « Les dieux ne peuvent nous reprendre notre félicité, » ils vous ont, sur l’heure, prouvé que le passé ne vous avait point rendu digne de telles joies, qu’il fallait à nouveau les mériter par des épreuves.

Je quitterai Noves sans vous revoir seul… Mon cœur saigne ; sa blessure s’irriterait au contact brûlant de votre cœur. Je souffre par vous et je vous aime.



À MÉLISSANDRE

J’ai lu et relu cent fois cette touchante et cruelle lettre, et les mille remords qu’elle a fait sourdre en mon cœur ne se redisent point. J’ai épuisé toutes les formes de la douleur morale. Je me confesse impuissant à rien écrire qui me justifie. Tout ce que j’ai pu, c’est de ne pas crier au père de mon incomparable amie : « Vous êtes indigne d’elle, vous méritez que je vous l’enlève, que je vous l’arrache, que je vous la prenne ! Je ne suis grand que par elle, moi que vous admirez ; je ne veux ajouter à ma célébrité, conquérir la gloire, que pour en faire une auréole à son amour. »

Pardon de cet accès de folie qui m’a rendu coupable envers toi, Mélissandre ; n’y vois, je t’en conjure, que l’explosion d’une idolâtrie trop violente pour être contenue. J’ai déjà essayé vingt fois de lire dans mon cœur. Je me fais pitié et j’ai hâte de me détourner d’un pareil spectacle. Je sens gronder en moi des violences criminelles. Je recule devant le fond de ma pensée. Je suis tombé dans un désordre d’idées, de rêves, de projets, d’où ma raison revient égarée, vaincue. Je n’ose rien m’avouer de ce qui couve en moi-même. Je connais désormais l’amour supplice, l’amour châtiment. J’ai peur de te revoir, et il ne s’écoule pas d’heure où je ne me dirige vers le château.

Je me demande si tu m’aimes encore, et si tu n’as pas horreur d’un homme qui, dans un moment de passion orgueilleuse, t’a compromise auprès de ton père.

Je sens que tu vas effroyablement souffrir par moi et pour moi. Si tu allais me haïr ! Pourquoi non ? Est-ce que je ne suis pas venu troubler ta vie, te condamner aux humiliants mensonges ? Dès que le bonheur de cet amour, la joie des rencontres, l’ivresse des sensations, te seront enlevés, tu regretteras l’amour tranquille de tes dieux, tes entretiens avec la nature d’où tu ne rapportais que la sérénité. Déjà, Mélissandre, tu me hais !

La preuve, c’est que tu désires ne plus me revoir seul. Tu vas partir, tu pars ! Mais nul ne m’empêchera d’aller me jeter à tes pieds dans cette retraite de l’Estaque où l’on veut t’enfermer, et d’où je t’enlèverai, je te le jure.

Pardon, Mélissandre. Oublie les lignes qui précèdent. Je ne me résous à te les envoyer qu’après avoir vainement tenté d’en écrire d’autres.

Viens à la maison de Pétrarque, je t’en supplie. Je ne reprendrai un peu de bon sens que sous ton clair regard. Je ne pourrai penser, parler sagement qu’après t’avoir revue seule un instant.

Jusque-là il ne faut rien croire de ce que j’ai pu dire ou penser. La crainte de te perdre, de te faire souffrir, l’amour enfin qui me dévore et m’embrase, et dont ta présence peut seule régler le cours, sont les causes de mon égarement.

Tu vois à quelle faiblesse je suis arrivé !

Je sens que, de nous deux, c’est toi qui gardes la supériorité de la raison et la fermeté d’âme.

Écris-moi, décide, j’obéis, je suis tien, dispose de moi. Je baise, humble et soumis, tes belles mains.



À TIBURCE

Encore une nuit douloureuse, pleine des visions de ma torture, mais pleine aussi des images de notre amour.

Ma souffrance vaut la peine d’être soufferte, puisque mon désespoir présent est en raison de mon bonheur passé. L’amour est-il donc un crime punissable qu’il faut expier ?

Comme toi je m’examine et je regarde au fond de ma pensée. Elle m’épouvante plus que ne peut s’effrayer la tienne. Tu souffriras moins que moi de notre séparation. Le souvenir est pour toi une chose réelle. Ton pinceau merveilleux te retracera mes traits. Moi, sauf de la veille au lendemain, je déteste le souvenir, il ne me rappelle que la privation du présent. La vue des portraits augmente mon chagrin de l’absence. Toute abstraction, toute reproduction, toute diminution de l’être réel, adoré, me glace comme une demi-mort.

Je t’ai dit un jour que je trouvais du charme à nos courtes séparations ; j’ai menti : je te rendais tes impressions à cet égard. Tu te forgeais une telle sérénité d’amour que, parfois, jalouse de ce que moi-même je t’inspirais, j’essayais de te troubler.

Sache-le, je déteste l’absence. Elle ne m’apporte que l’impérieux désir du retour, la déchirante impuissance de rapprocher ce qui est éloigné, de fixer ce qui a disparu.

Mais, assez ! Puisque je te revois encore tout un jour, je veux chasser de mon cœur les ombres de la nuit prochaine.



À MÉLISSANDRE

Je t’aime et t’aimerai sans cesse, toujours, à tout jamais !



À TIBURCE

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. Tu sais maintenant quelle est ma passion et combien je suis envahie. Loin de toi, dans l’odieuse absence, si j’essayais de me reprendre, songe à ce jour d’hier, à ces défis jetés par moi à moi-même. Je t’appartiens comme Juliette à Roméo, dans la vie et dans la mort !



À MÉLISSANDRE

Voilà le cri que j’attendais ! Nous sommes éternellement, indissolublement unis dans la vie et dans la mort.

Si l’un de nous disparaissait, la nature en ses affinités, en ses combinaisons nouvelles, suffirait bien à nous rapprocher.

Une étrange paix se répand sur mes esprits. Il me semble que tu peux partir, que ces deux mois de retraite qu’on t’impose passeront sans marquer sur mon cœur les douleurs du temps. J’admets à peine que ton éloignement va être une séparation réelle, tant je suis maître de toi, pénétré de ton essence.

La torture provoque le sublime dans l’extase. Le martyre engendre la béatitude ; on périrait avec délice et l’on jouit sans fin. On s’enivre plus délicieusement, la coupe aux lèvres, avec le vertige de l’abîme. C’est bien à présent que l’amour m’apparaît plus fort que la mort.

J’ai dans un des replis de ma pensée les mots merveilleux laissés par la bien-aimée pour conjurer loin d’elle ses propres défaillances. À vrai dire, et malgré l’énormité orgueilleuse que je vais commettre, je ne crains plus que tu te reprennes. Je t’ai livré mon âme et tu m’as donné la tienne. Nous nous garderons, puisque nous avons échangé mutuellement nos deux êtres.

Jamais je ne suis venu à toi d’un cœur plus ferme, plus aimant, plus certain de trouver auprès d’une amante idolâtrée le bonheur attendu.



À TIBURCE

Adieu, mon bien-aimé ; ne souffre pas de mon absence comme je souffrirai de la tienne. Je t’aime d’un amour agrandi par le sacrifice.



À MÉLISSANDRE

Je l’ai reçu et serré au plus profond de mon cœur, l’ineffable aveu d’un amour agrandi. Cet amour est entré en moi comme un nouveau principe de vie, je le sens se répandre dans mes veines et devenir la source même de ma puissance. Grâce à lui, c’est le renouveau. Il me purifiera loin de toi, et je veux que tu me retrouves dépouillé de toutes les souillures du passé. Je vais entrer en une sorte de retraite sacrée, me recréer par toi et pour toi. Tu peux t’éloigner, tu ne seras pas absente. Je te porte avec moi dans toutes mes volontés, dans toutes mes sensations. Mes œuvres s’inspireront de ton souvenir, et quels que soient l’étude, le travail, qui m’occuperont, ton image flottera au-dessus des pensers de ton ami, comme un guide et comme une récompense promise.

Après avoir fait le portrait de Laure, je ferai celui de Pétrarque. Je revivrai avec le triste amant et relirai pour la centième fois les sonnets : leur plainte adoucira la mienne.

Combien mon sort m’apparaît enviable ! Ne suis-je pas aimé autant que j’aime ? Je saurai surmonter les angoisses de l’éloignement par l’évocation des joies que tu m’as fait connaître.

Je visiterai chaque jour l’antre de la fontaine, j’y descendrai ; si la source est tarie, dans cette atmosphère amoureuse, rêvant de toi, je saurai tout supporter, tout attendre, tout retrouver… Ô mon adorée, je t’aime ! je suis donc sûr de ressentir au fond de mon âme noyée toutes les ivresses de l’amour réel.

Mélissandre aux longs cheveux, aux dents lumineuses, aux yeux changeants, aux mains admirables, le plus fier des amants t’adore.



À TIBURCE

Ces trois jours de sursis dans ma condamnation au cruel exil me rendent folle de joie et m’ouvrent un nouvel infini de bonheur. Te voir encore, toi, lui ! Je murmure ton nom, comme je le murmure parfois à ton oreille, et la vibration de mes lèvres, en le renvoyant à mon cœur, mêle une délicieuse résonance à mes palpitations. Je veux être enlacée par tes bras, être reprise.



À MÉLISSANDRE

Quel divin pouvoir est le tien, ô ma belle maîtresse ! Qu’il est fortifiant ! Loin de m’amollir, il m’excite. Je trouve dans tes étreintes un surcroît d’énergie. Oui, je travaille, avec l’ardeur que je mets à t’aimer, à conquérir cette gloire que tu veux pour moi, et dont tu me parles même au milieu des délices de nos rendez-vous. Aussi, comme je sens du respect au fond de cet amour !

Quand je t’ai rencontrée, je ne touchais pas au dégoût, mais j’étais bien près du scepticisme. Sous l’éclair de tes yeux, j’ai repris la foi, la confiance en moi-même et dans les autres, je me suis, à travers toi, remis à estimer les hommes. Ton amour a réengendré en moi un amour autrefois naissant, aujourd’hui immense, incommensurable, l’amour de l’art. Si je gagne le sommet idéal, si je fixe le beau sur mes toiles, c’est à ta suave et puissante coopération que je le devrai.

Ce jour-là, je te mettrai au front le laurier cueilli, et tu le permettras. Dis que je t’ai toujours aimée depuis que j’existe, puisque la vie jusqu’à toi me paraît invécue.



À TIBURCE

Amour comme noblesse oblige. Ta lettre s’adresse, pour me tirer de mon égoïsme, à ce qu’il y a de plus élevé en moi. Tu fais un appel suprême à ma passion du beau, je l’entends. Je veux reprendre mes forces, non comme Antée en touchant la terre, mais en touchant l’idéal.

Je te dirai adieu sans faiblesse, puisque te donner la paix, c’est te donner la grandeur.

Travaille ! Si ton labeur est rude, ta puissance est égale aux obstacles, elle est supérieure aux difficultés. Je remplirai mieux mon destin si je te fortifie, au lieu de me dévorer.

L’absence est peut-être, en effet, un détachement purificateur. Ma passion amoureuse, je la transformerai en une passion plus ardente pour ton génie. Je ne songerai qu’à toi, loin de toi ; plutôt que de calculer la distance qui nous sépare, je mesurerai ce qui te rapproche de la gloire.

Mes prières ne seront plus des vœux d’amour, mais des supplications à Phébus Apollon, dieu de lumière, de couleur, dieu inspirateur d’images, qui couronne de lauriers ceux dont il illumine l’esprit.



À MÉLISSANDRE

Ta grande âme a retrouvé ses plus purs accents, ô ma belle païenne ; c’est dire que la mienne en est fortifiée.

Les raisons toujours violentes du cœur sont forcées de se taire et de se résigner, devant cette ferme et haute éloquence de la bien-aimée éprise d’héroïsme.

C’est la joie supérieure de ma vie de sentir unis dans ma pensée le culte de l’art et le culte de Mélissandre. Nulle rivalité entre ces deux expansions de mon esprit. Tu es la seule femme sur terre assez magnifiquement dotée par la nature pour présider à de si augustes fiançailles entre l’art et la beauté. Grâces te soient rendues, ô Minerve, pour tant de sagesse divine et d’amour humain !

C’est sous la protection de telles pensées que je veux t’appeler, tout ensemble, ma sœur, ma compagne, ma maîtresse. Je t’adore à tous ces titres. Je peux te quitter, jamais te perdre. Au revoir, mon adorée.



À TIBURCE
De l’Estaque, près Marseille.

Mes dieux m’attendaient. Je dois les aimer davantage pour qu’ils te remplacent, comme toi-même les as remplacés. Le grand Pan est tenu de me consoler de la perte de tes enivrantes paroles avec la douce voix du silence. Apollon me fera-t-il oublier ta flamme ? Qu’il lance alors ses plus brillantes flèches à l’extrémité du golfe de Lion et qu’il m’enveloppe de tous ses ensoleillements.

Les étoiles et la lune ont ici d’incomparables beautés. Diane s’offre à mes yeux plus dorée, plus nue, glisse dans un ciel plus profond. Parmi les étoiles, j’ai choisi la plus proche de moi, la première, la plus tôt venue, celle du soir : j’en fais ma messagère auprès de toi. Tu la regarderas en même temps que je la regarde, et elle te portera une étincelle de mes baisers brûlants.

Tout à l’heure, l’étoile en montant traçait un sillon lumineux à la surface de la mer sans rides.



AU MÊME

Il y a cinq longs jours que je ne t’ai vu. Sont-ils ma plus cruelle épreuve, ou mon chagrin va-t-il croître à mesure que les semaines s’écouleront ? Je l’ignore, tant je suis aujourd’hui éperdue et flottante. Je ne me retrouve et ne me ressaisis que par l’intelligence ; mon cœur est demeuré auprès de toi, et avec lui ma bonté. Je t’ai écrit des lettres méchantes, que j’ai déchirées. Veux-tu savoir en quel état est Mélissandre ? Tour à tour fiévreuse, attendrie, révoltée, abattue, aimante, insensible.

Je fais subir de véritables tortures à ma personne morale, je malmène avec rudesse ma personne physique, la lançant, au galop de mon cheval, de longues heures, dans la poussière qui m’aveugle, sous un soleil féroce. Au milieu d’une course effrénée, tout à coup je m’arrête, et, prise d’admiration pour les magnifiques paysages qui m’entourent, je fonds en larmes.

Tu as été trop vaillant à l’heure de mon départ ; si je te savais de la faiblesse, je serais plus fortifiée que par ton beau courage. N’éprouves-tu pas, autant que moi, la douleur mortelle de la séparation ? Un amour comme le nôtre, ami, peut-il se lasser de la possession constante ?

Nous n’avons pas besoin des excitants vulgaires du doute, de la jalousie, de l’absence. Je demeure loin de toi sans en mourir, mais à la condition que je t’entende gémir sur ton mal d’amour.



AU MÊME

Oui, je hais l’absence ! J’avais raison de craindre qu’elle ne soit fatale à l’équilibre de mes esprits. Déjà la folie me gagne. Pour me réchauffer en ce froid exil, je te cherche dans le soleil comme si je devais t’y voir, comme si tu en avais la face. Ses rayons me rappellent ta barbe d’or et les reflets de ta crinière fauve. Je t’évoque et tu m’apparais tout ruisselant de feux. Je souffre. La tunique de Nessus me brûle au point qu’il me semble entendre crépiter ma chair.



AU MÊME

Je deviens la nymphe Écho. Ton nom, redit tout bas, parfois crié tout haut dans mes longues promenades, berce mon chagrin, chante dans le vide de mon âme. Je t’aime, et puis je t’aime !

Encore un jour passé, je le bénis. Mais comme je déteste le jour de demain !



AU MÊME

Imagine que la manne ait manqué plusieurs fois aux Hébreux dans le désert ; ils se fussent écriés : « Seigneur, que votre volonté soit faite ! » Moi, qui ne suis pas résignée, j’aurais crié à Jéhovah : « De la manne, Seigneur, ou je retourne au veau d’or ! »

Cette parabole vous avertit que, n’ayant pas reçu de vous la manne promise, une lettre, je retourne à mes amours premières, à mon dieu tout d’or !

Je vous bannis de ma pensée, comme aussi, depuis huit jours, sans doute, vous m’avez bannie de la vôtre. Je reviens à Phébus, je me redonne à l’amant divin, toujours fidèle. Il est votre rival, je le respire, il me possède, je l’adore. Il m’embrase et je m’enivre de sa flamme.

Apollon me console, mais ne me guérit pas. Il se venge de mon inconstance. Quelque chose en moi est consumé. Un feu nouveau brûle mal sous la cendre.

Pourquoi ces dix jours sans nouvelles ? Tenez, j’en pleure. Que vous ai-je fait pour me punir ainsi ? Votre silence devient une injure en se prolongeant.

Si je ne sais rien de vous, que sais-je de moi ? Semblable à ce personnage d’Hoffmann qui avait perdu son ombre, je ne me vois plus en me regardant.



À MÉLISSANDRE

Tu recevras cette lettre par un courrier que je t’envoie. Nous sommes victimes d’un complot méprisable. M. de Noves avait acheté mon domestique. Le drôle brûlait mes lettres et gardait les tiennes, qu’il était chargé, par ton mari, de remettre à ton père lors de son prochain séjour à Saint-Estève. J’ai soupçonné, interrogé, menacé, tout appris et tout repris.

J’ignore ce que tu répondras à ce que je t’écris. Tes lettres, quoique je sache la cause de leur injustice, m’ont troublé. Après de longues hésitations, je suis résolu à te dire, sans en rien dissimuler, les inquiétudes, les angoisses qui m’agitent. J’ai lu et relu tes billets : ils m’épouvantent. Je saisis clairement, dans leur succession, un parti pris de m’enlever ton cœur, de détourner tes sentiments. Tu crois te grandir à tes propres yeux en revenant à la passion divine, en te détachant d’un amour que tu n’aurais peut-être pas aussi aisément étouffé auprès de moi.

Il y a bien çà et là des retours, des protestations sourdes qui témoignent au moins de l’amour passé, mais cela semble comme un soupir qu’on se hâte de cacher sous un flot de reproches.

Qui peut déchiffrer le cœur d’une femme et à distance ? Ah ! si tu étais là, sous mon regard, j’aurais vite déchiré les voiles et vu le fond. Mais je me perds dans tes lettres. J’augmente moi-même à plaisir les ténèbres qui m’environnent. Je cherche et je trouve les plus nombreuses contradictions. Je te veux immuable, attachée, toujours aimante ; je crée mille raisons de te retrouver telle que je t’ai quittée.

Puis, le doute revient. Je ne peux pas ne pas tenir compte de certaines duretés que tu m’écris, et je retombe dans les plus intolérables, dans les plus poignants soupçons. Je n’ose m’arrêter et me fixer à rien. Je flotte au hasard, au gré de l’impression du moment. Tantôt j’évoque mes souvenirs, et je me dis avec l’accent de la foi que toutes ces choses sacrées ne peuvent pas être envolées de ton cœur. Je me sens bien le même, je m’assure que je ne puis m’adresser le moindre reproche, que ma pensée est bien restée tout à toi, et qu’à moins d’être criminelle tu ne peux avoir repris ton âme à la mienne.

Aux impressions atroces de tes lettres, j’oppose l’évocation presque plastique de nos amoureuses promenades, de nos doux entretiens ; je te revois si belle, si clémente, si inspirée, si enivrante et si enivrée ! Non ! ce n’était pas un songe, une fantaisie passagère, et ce poème est de ceux qui ne peuvent finir qu’avec la vie. Que serait mon existence, d’ailleurs, privée de cette lumière et de cette incantation ? Je n’y tiendrais guère et serais bien près de la livrer sans défense au premier souffle, au premier vertige qui viendrait de l’antre où nous avons appris l’amour.

Tu te dois à moi, Mélissandre, tu ne peux m’aimer moins, ni me délaisser. Jusqu’à toi, j’usais à peine des dons, des faveurs de tes dieux. Je travaillais sans orgueil, sans enthousiasme, sans ambition. Depuis que je t’ai rencontrée, j’ai senti en moi tous les nobles stimulants. Tu as donné un corps, un appui, un sanctuaire, à mes aspirations, et je t’ai aimée sans partage, sans conditions, comme une idole.

Tu peux mépriser et dédaigner ton adorateur, tu ne le décourageras pas. Je te dois mes plus fortes et mes plus délicates émotions. J’ai reçu de toi la révélation de ma force intérieure, de ma puissance latente, et je défie le temps de mordre sur l’admiration et sur la reconnaissance que je t’ai vouées. Rien au monde ne pourra me détacher de ma tendresse, de mon bonheur. Je t’aime et t’aimerai en dépit de toi-même, et ce ne seront pas les réserves calculées de ton style qui pourront jamais éteindre les ardeurs de mon amour.

Je suis triste, je suis inquiet, je suis anxieux, je veux apprendre ce que tu penses après mes explications. Je te conjure de tout me dire, de me dépeindre l’état de ton cœur. S’il est vrai que tu me préfères tes dieux, qu’ils me remplacent, comme tu le dis dans ta première lettre, ose le répéter ; mais ne doute jamais de moi. Je t’appartiens depuis le premier jour et me sens de force à tout entendre, car je suis résolu à ne jamais t’arracher de mon âme.

Tu ne peux me refuser cette satisfaction. Je l’attends, je la réclame. Si terrible, si définitive que puisse être la vérité, ne la farde point. Je n’ai jamais menti, tu peux me parler sans détours, et je te sais trop fière pour rien dissimuler.

Allons, frappe. Mélissandre : je suis à tes pieds, décidé à ne me relever que pour te presser dans mes bras.



À TIBURCE

J’ai souffert de notre séparation comme d’une rupture, malgré tous mes semblants de courage. Mon amour avait été pétri par moi comme un beau vase d’argile, et, puisque je ne pouvais l’emporter ici, je préférais le briser. J’ai essayé, en arrivant à l’Estaque, de me redonner tout entière à mes dieux ; je ne puis dire à quoi je suis parvenue, sinon à souffrir, à n’être ni à eux, ni à vous, encore moins à moi. Ne cherchez aucune suite dans ce que je vous ai écrit, dans ce que je vous écrirai.

Après vous avoir envoyé mon dernier billet, j’ai cru tout fini entre vous et moi. J’ai enveloppé laborieusement mon cœur de bandelettes pour fermer sa blessure. Ainsi comprimée, j’ai cru moins souffrir. Vous m’arrachez mes bandelettes, et me voilà de nouveau le cœur ouvert. Il me semble que vous me faites mal en m’aimant encore.

Votre silence m’eût mieux servi dans la victoire que je voulais remporter sur votre amour et sur moi. Depuis avant-hier, je redevenais lentement et sûrement libre. Je me reprenais à vous préférer ce grand orgueil que vous aviez, dans nos premières heures d’amour, si triomphalement vaincu. Je revivais seule en mon oubliée nature. Je retrouvais la douceur du rêve isolé. J’avais la pensée simple, émanation intime de l’être qui monte et s’élève jusqu’au mystère divin. La sérénité païenne rentrait en moi. Je n’étais plus attirée, conquise, possédée, hors de moi-même, j’étais à moi. Mes dieux me réapparaissaient vivants, loin de vous, eux qui me semblaient irréels à vos côtés.

Votre lettre me trouble. Je m’interroge éperdue. Je vous revois par la pensée. Je sens revenir en mon âme une puissance de vous qui lutte contre la mienne. Dois-je vous appartenir, que je le veuille ou non ? Cette idée me torture. J’attendais que ma fierté l’emportât, et me voilà faible, pleurant ma joie perdue.



À MÉLISSANDRE

Ce que tout cela signifie, mon adorée, c’est que l’amour se réveille en ton cœur ; il n’y était qu’endolori, non blessé, non étouffé. Entre la vaste mer et le ciel profond que tu croyais rempli de toi et de tes dieux, tu vois le grand espace vide que notre amour seul peut remplir ; les rives immenses de ton golfe léonin te paraissent désertes quand tu t’y promènes seule. Mélissandre, tu m’appelles ! Je viendrai pour t’enlever à cette séparation qui égare nos âmes et les laisse flotter incertaines, se cherchant et ne se trouvant plus.



À TIBURCE

Mes dieux jaloux, eux-mêmes, ne peuvent consentir à ce que je te repousse, puisqu’ils ne me délivrent pas de mes tourments loin de toi. Viens régner sur le cœur où tu as régné. Triomphe où j’ai essayé de te vaincre. Je suis à toi et je t’aime.

Mon père va passer huit jours à Saint-Estève. M. de Noves suit en Italie une chanteuse célèbre, ayant abandonné votre Clara.



À MÉLISSANDRE
Mon idolâtrée,

Enfin, le voilà, ce doux billet. J’avais le ferme espoir qu’il ne pouvait manquer. Ta première lettre me désespérait. Tu résistais à ton secret entraînement avec cette férocité singulière que tu as parfois, que tu prends pour de l’héroïsme, et qui eût fait de toi, sans mon amour, une prêtresse d’un culte sacrifiant, comme les chrétiens, la personnalité humaine à l’amour divin.

Je gémissais de tes révoltes contre moi. Tu voulais résolument m’échapper. L’orgueil, le mysticisme, étaient en ton âme plus forts que la passion. D’où venait cette aversion de toi-même et de ton ouvrage ? Je ne me l’explique pas encore. Je ne pouvais me croire coupable d’une séparation imposée par les tiens, méritée par moi, je le confesse, mais qui était elle-même assez douloureuse pour me faire expier ma faute. Pourquoi y ajouter, cruelle, ta cruauté ?

Ainsi, il y a eu un moment où, par un stoïcisme de fierté, tu m’avais réellement condamné à tout perdre, à ne jamais revoir ces beaux yeux s’illuminant pour moi seul des flammes d’un amour incomparable ? C’en était fini de nos promenades, de nos rêveries, de nos projets, de cette noble union, de ce commerce idéal et ardent à la fois qui m’enrichissait et me fortifiait ? Un tel mirage allait se dissiper !

Il me fallait rentrer à Paris chassé du val fermé, seul pour toujours. Relevé, grandi, volant à plein vol, j’eusse été rejeté dans l’abîme, après avoir entrevu les altitudes divines !

Rien de ce plan criminel ne pouvait réussir, et tu le sentais bien quand tu m’écrivais, me confiant un dépôt précieux : « Mon cœur est demeuré auprès de toi, et avec lui ma bonté. »

Mais pourquoi s’attarder plus longtemps à ces tristes souvenirs et te troubler de mes justes plaintes ? Ton cœur t’est revenu par moi, et, en te le rendant, je t’ai ressaisie, retrouvée. La vraie Mélissandre s’offre à ma pensée telle que je l’ai toujours vue : belle, aimante, généreuse. Grâces te soient rendues pour ce court et délicieux message ! Les ténèbres et les langueurs malsaines sont dissipées.

Bientôt je volerai dans son temple adorer ma déesse, les mains pleines d’offrandes, d’amour, et l’âme entière gardée à son culte.

Je t’aime en corps et en âme, en chair et en esprit, comme la plus merveilleuse incarnation de l’auguste nature, ô païenne !



À TIBURCE

Je désire follement ton arrivée, et pourtant je suis forcée de la retarder encore. Mon père a-t-il deviné, au rayonnement de mon visage, que le bonheur allait me visiter pendant son court voyage à Saint-Estève ? Il ne part que lundi, et je t’attends le soir. Je vis dans une impatience de toutes les heures. Un instant passé est pour moi un instant conquis. Il me rapproche de toi. Mon cœur se gonfle, et j’ai peur qu’il éclate sous une émotion trop violente lorsque je te reverrai. Je me suis tant rudoyée et je m’encourage si bien à l’expansion, que ces deux états, l’un succédant à l’autre, m’enlèvent toute possession de moi-même.

Tu lis cette écriture fiévreuse, je te vois l’embrassant des yeux. Je suis jalouse de ce papier… Je pose ma tête sur ton épaule, je te donne mes lèvres. Ah ! quel baiser ! Tu aspires mon âme comme autrefois, je la sens monter en souffle dans ma poitrine, s’élancer pour se mêler à ton souffle et me donner l’angoisse délicieuse du vertige d’amour.

Tu m’aimes sans m’avoir moins aimée. C’est moi qui suis coupable de mes troubles. Mon orgueil et ce silence que je ne pouvais m’expliquer sont seuls cause de ma peine, et si de loin je les maudis encore, de tout près, bientôt, je vais bénir mon amour adoré.



À MÉLISSANDRE

Tu le vois, ce retour victorieux à la vie, à l’amour, à la nature, c’est une délivrance, une résurrection. Que ton orgueil se rassure : tu ne peux, nous ne pouvons, en nous aimant, nous abaisser. Tu sais bien qu’en dépit de nos moments de passion, c’est dans les régions supérieures de la pensée que nous nous sommes rencontrés et épousés. Tu sais mieux encore que le temps ne peut entamer cet indissoluble mariage, et que c’est le cerveau qu’il lui faudrait broyer, non les sens qu’il devrait éteindre, pour triompher de nos embrassements mutuels. Les séparations, les obstacles, ne peuvent briser de tels liens.

Je te l’ai dit, je te le répète, en te rencontrant après tant d’années de poursuite, de déception, d’attente, de dégoût, j’ai spontanément aperçu en toi la moitié de moi-même, dont la communion devait mettre dans ma vie, dans ma pensée, dans tous mes efforts, la plus grande puissance de la nature, l’unité et l’harmonie.

Tu peux juger par ces mots à quelle profondeur de mon être j’ai planté les racines de mon amour, et si elles sont exposées à jamais être arrachées par un caprice de femme. Je vis en toi et je t’aime en moi, c’est-à-dire que je réalise l’idéal souhaité par les plus grands amoureux humains. Tu es mon chef-d’œuvre conçu, et je t’aime comme une victoire de mon génie amoureux.

Je le dis sans modestie : ton orgueil, si haut qu’il soit, n’a rien à redouter des élans de ton cœur vers un amour qui admire en toi la grandeur morale et la noblesse d’esprit.

Enfin je vais te revoir, sentir sur moi le feu de ton regard, boire la lumière sur tes traits. J’en ai, par moments, des éblouissements. Avec quelles délices j’éprouverai la commotion de mon premier baiser ! Je me dominerai, mais je confesse que j’ai peur de défaillir au premier choc.

Songe que la simple réception de tes lettres me fait monter le rouge au visage. De ma vie je n’avais éprouvé d’aussi subites et d’aussi indicibles émotions. Ah ! ce que c’est que d’aimer réellement ! Tout est sujet d’attendrissement et de crainte. Cette alternative brise et enivre. On se meut dans une atmosphère pénétrante et fine qui vous élève, et, sans vous ravir à la réalité, vous permet de planer au-dessus des banalités et des vulgarités de la vie journalière.

Rien ne pourrait exprimer le mélange des sentiments qui m’emplissent : la reconnaissance, l’admiration, la passion de ta beauté, le besoin de t’idolâtrer, forment mon amour, et c’est cette gerbe d’impressions, de sentiments, de sensations, que je dépose à tes pieds, attendant que je te dévore de baisers.

Puisque tu m’ordonnes d’attendre encore, je pars ce matin pour Paris, j’y fais en vingt-quatre heures tout le tapage qu’on y peut faire, et je viens à toi silencieusement.



À LA MÊME
De Paris.

Cette lettre me précédera de quelques heures seulement, et je ne puis résister à la joie de te l’écrire.

Je sens gronder en moi une tempête d’idées, de passions et de voluptés. Je t’adore comme un fou. Je vais enfin retrouver Andromède, la délivrer de ses chimères, de ses hésitations, de ses angoisses. Je sens mon cœur se gonfler à rompre ma poitrine. Je me fais, à chaque instant du jour, le tableau de cette première minute du retour, et mes yeux se ferment, mes jambes chancellent, le sang afflue dans mon cerveau. Je n’ai jamais tant tenu à la vie, et je crains à tout moment qu’elle m’échappe avant cette heure suprême. Ah ! comme je t’aime, et comme je suis fier de t’aimer ! Crois-moi, Mélissandre, voilà le véritable orgueil : se donner tout entier, sans retour, à un être digne de soi, se convaincre qu’en dehors de cette sublime union tout n’est que vanité, déception et mensonge.

Encore un jour, un interminable jour, et je serai près d’elle ! Je revois d’un coup d’œil tous les gages de tendresse et d’adoration que j’ai donnés et reçus. J’évoque, je fais apparaître dans leur enivrante réalité les mille détails de ces mois de bonheur et d’extase si rapidement écoulés. Si tu savais à quelle puissance de souvenir je suis parvenu ! Non, je ne dois pas insister : de froides paroles, de simples phrases, ne peuvent peindre la violence de ma passion. Ce que je veux, c’est te saisir, t’étouffer dans mes bras.

J’ose te l’écrire, rien ne saurait calmer, apaiser mon amour, que toi-même.



À TIBURCE
À Paris.

Tu m’as emportée, triomphateur ! Je t’aime et je t’admire. Quelle poésie tu as su mettre dans ce renouveau, et comme tu as merveilleusement exprimé tes doutes et ta passion ! Ma confiance est revenue tout entière.

Je me plonge en ma pensée avec ivresse, parce que c’est toi seul, exclusivement, que j’y rencontre, soit que je songe au passé ou au présent. Mes quelques jours de désolation, il me semble que je n’ai pu les vivre. Quel chant ton amour chante en moi !

Par toi je revis ! Orphée m’a ramenée des enfers. Dispose de ta maîtresse comme il te plaira désormais. Je m’abandonne à toi.

C’est à peine si je puis tracer ces lignes, tant mon émotion agite ma main et trouble mes sens.



À MÉLISSANDRE
De Paris.
Ma belle païenne,

Quel rêve et quelle réalité ! comment peut-on exister après l’évanouissement de telles délices, et pourquoi ne préfère-t-on pas s’anéantir plutôt que de retomber de ces hauteurs sur le sol plat et fangeux de la vie ?

Ma raison ni mon cœur ne peuvent rien répondre à de pareilles questions, et je crois que, sans la mémoire, qui réveille et reproduit toutes ces sensations, je n’aurais plus conscience de mon être.

Je suis parti, je suis revenu à Paris inconsciemment, me sentant plus que jamais seul dans ce grand désert d’hommes. Je poursuis mes souvenirs au milieu de la foule. Je me trouve un homme nouveau, supérieur à moi-même et aux autres, puisque j’ai vu dans sa magnificence le chef-d’œuvre de l’amour, et que j’ai possédé la volupté infinie.

Ce que j’ai ressenti, éprouvé près de toi, durant ces rapides heures de conversation ou de silence passées ensemble, nulle langue humaine n’est ni assez pure, ni assez déliée, ni assez élégante pour l’exprimer et le peindre. Un tel poème ne sera jamais écrit ; il est là, dans mon cerveau ; mon regard seul, le tien, peuvent se le révéler l’un à l’autre. Quelle force ennemie serait assez forte pour rompre cet accord prédestiné et irrévocable ? Penser, juger, rire, s’attrister, espérer, rêver ou agir à deux, simultanément et pareillement, sans effort, sans communication préalable, quelle autre union que la nôtre s’est donné un semblable concert ? Qu’ajouter, sinon que toutes ces facultés fraternelles font œuvre commune pour présider à l’embrassement, à la fusion de nos deux êtres en un seul ?

Quelles ardeurs, quelles révoltes provoque un tel retour vers les journées enivrantes si vite écoulées !

À ce sentiment de regret succède promptement la consolation non moins vive d’avoir emporté avec moi l’inépuisable trésor de bonheur que je vais tous les jours compter et recompter en avare, en jaloux, amoureux de ses richesses.

Je passerai seulement une semaine à Paris et j’irai t’attendre dans le val fermé, qui, je l’espère, se rouvrira bientôt pour toi.

Mon âme est pleine de ton image, mes yeux remplis de tes rayons, mes lèvres encore imprégnées de tes baisers.

Je t’adore sans cesse, toujours !



À LA MÊME
À l’Estaque.

Ma douce mignonne, mon adorée, puisque je t’aime chaque jour plus que la veille, je recule donc sans cesse les bornes de l’infini de mon amour. Tu craignais et tu désirais à la fois me voir revivre un instant ma vie passée, pour être bien certaine qu’elle ne pourrait plus ni me satisfaire, ni me garder.

Je prends plaisir à souffrir de l’agitation passionnée, que j’abhorre aujourd’hui et qui me semble gronder autour de moi. Je tiens à ce que tu saches combien tu es toujours présente et même visible au milieu de mes cent affaires. Je t’envoie, comme à la déesse propice, ma pensée et mon cœur, je t’unis à tout, c’est de toi que je tiens le courage de la journée pour suffire à des occupations sans nombre. Je suis assailli de visites, d’invitations, et c’est à cela que mes amis jugent à quel point ma réputation s’est accrue.

Je n’oublie jamais que la plus forte et la plus récompensée des preuves que je puisse t’offrir de mon amour sans bornes, c’est d’être digne de toi, de grandir mon nom, de dominer mes rivaux.

Un amour comme le tien réclame d’autres aliments que les sensations et les voluptés. Il faut que ton amant l’entretienne de sa valeur et qu’il y trouve le principe de sa force et l’aiguillon de sa gloire.

Ainsi compris, il fait corps avec mon esprit, devient l’agent de ma volonté, la source de mes actes, et je le sens si répandu dans mes veines, que je puis dire : « J’aime, donc j’agis ! »

Je t’adore comme la cause de mes pensées, de mes enthousiasmes, de mes inspirations.



À TIBURCE

Mon bien-aimé, je ne puis demeurer dans cette maison où je t’appelle en vain, et me voici t’écrivant au dehors, avec l’idée que mon amour vole plus librement vers toi dans le libre espace. Je suis assise auprès du balcon de briques dont les découpures se détachent si gaiement sur la mer azurée. Autour de moi les pins verts se dressent sur les rochers blancs ; les joncs d’or luisent à l’ombre, la vague murmure, soulève les galets et se jette, paresseuse, dans son lit d’algues. Les bricks, les chaloupes, les bateaux à l’ancre se balancent dans le petit port dentelé de l’Estaque. La mer s’étend infinie en belles nappes blanches que damasse le soleil. À gauche de Notre-Dame-de-la-Garde, les montagnes de Saint-Loup se dessinent en pleine lumière dans leurs élégants contours. Les grands vaisseaux entrent et sortent des ports, oiseaux avec les ailes des voiliers, mastodontes avec les coques des vapeurs. À droite, au fond du grand golfe, les collines de Mont-Redon s’abaissent par degrés, comme pour baigner leurs pieds dans l’eau. Les îles Pomègue et Ratonneau vacillent sous mes yeux éblouis et se jouent sur les flots autour du château d’If. Je me retourne, lassée par tant de lumière, et je vois le nid de nos amours enfoui sous les arbres, avec ses balcons où pendent les glycines, mêlées aux fleurs de la passion.

Je songe à toi et je t’aime.



À MÉLISSANDRE

Notre correspondance se croise sans ordre. Je reçois aujourd’hui seulement ta première lettre, qu’une fausse adresse a failli me faire perdre. Pour qu’elle me soit parvenue, il faut qu’elle ait été conduite par le Dieu des amoureux.

Je frémis aux frémissements de ton cœur. Je lis et relis cette page d’amour pur, grandiose. Tu es là devant moi, dans la perfection adorable de tes formes, échappées au pinceau de Titien. Je vois la lumière dans tes yeux brûlants, je touche du doigt les lourds et longs cheveux qui encadrent comme une couronne parfumée la tête de mon altière dogaresse. J’entends ta bouche prononcer les enivrantes paroles, et je reste absorbé dans la contemplation de ta beauté.

Je voudrais te répondre par une prière d’adoration et d’extase. J’écoute en moi mon rêve et je te prie d’écouter à ton tour tes voix intérieures.

Grâce à toi, Mélissandre, je connais les plus mystérieuses, les plus divines voluptés de la communion des âmes. Mon secret m’emplit d’une joie tumultueuse qui fait éclater ma poitrine. Je ris aux choses extérieures et j’adresse à l’inconnu qui m’environne les flots de reconnaissance qui s’échappent de mon être.

Lorsque mes vieux amis me demandent ce qui me retient à Vaucluse et que je réponds : « C’est Laure ! » ils sourient doucement de ce qu’ils croient une folie. N’ont-ils pas raison, n’est-ce pas une folie que la mienne ?

Combien je suis favorisé de la Fortune ! Quelles offrandes faut-il que j’apporte à ses autels pour m’assurer de la perpétuité de sa protection ?

Penses-y, invoque tes dieux, recommande notre amour à ton divin protecteur, Apollon à l’arc d’argent, et laisse-moi m’endormir sur ton sein, miracle de la nature que Phidias eût divinisé.

J’embrasse tes genoux, ma seule déesse, et je répands à tes pieds mes actions de grâces.



À TIBURCE

Puis-je croire aujourd’hui qu’un seul jour j’ai cru renoncer à un tel bonheur ? Ai-je dit que cet amour, monté si haut, n’avait plus qu’à descendre ? Ai-je pensé que je préférais l’éteindre brutalement, plutôt que de le voir lentement se glacer ?

J’ai cru tout cela ; je l’ai pensé, je l’ai dit. Mais alors je ne devinais pas, il m’était impossible de prévoir que ce que j’avais possédé en plein épanouissement d’une passion nouvelle serait cent fois dépassé. Ah ! ce que j’éprouve maintenant, je me défie de le réduire. J’escalade sans vertige des sommets accessibles à notre amour seul. Je monte en plein éther.

Je ne rencontre que nous où je suis, et je t’adore avec je ne sais quelle religieuse conception indienne de vie transformée, réincarnée dans l’amour. Le passé vague se déroule au-dessous de moi, ses routes fuient et disparaissent à mesure que je m’élève au-dessus d’elles. Je vole, je glisse, dans les sphères idéales, célestes, sans secousse que le mouvement d’une ascension.



À MÉLISSANDRE

Depuis trois jours j’étais malheureux ; la fortune avait beau me sourire, la célébrité me chercher, je me sentais inquiet, je ne pouvais arrêter plus de quelques minutes mon esprit sur ces jouissances de vanité pour lesquelles, autrefois, j’aurais donné vingt ans de ma vie.

J’avais, au dedans de moi, dans le fond de l’être, une angoisse obstinée, inexplicable, persistante, qui empoisonnait mes jours en me livrant à toutes les angoisses du condamné ; j’allais à ces fêtes qu’on m’offre, la tête pleine de songes bizarres et méchants. Je me plongeais avec colère, pour mieux m’échapper à moi-même, dans l’agitation de Paris, et tout à coup j’oubliais mon tourment intérieur, ma mélancolie, j’étais avide de me retrouver seul, dans le coin le plus retiré de ma chambre, pour contempler l’image troublante que j’ai de toi, les cheveux dénoués et les épaules nues.

Je découvrais en te regardant l’étendue de mon mal d’amour, le feu qui me dévore. Quelle révélation j’ai recueillie de ce tête-à-tête avec ton portrait ! Je sais comment naissent les prières, les miracles, les cultes, ce désir suprême de la pénétration constante de l’être adoré.

Mon agitation intime venait de ce que, depuis trois jours, je n’avais pas reçu les signes extérieurs, preuves de l’amour de mon idolâtrée.

Il y a bien paru au cri d’admiration, de joie, de gratitude, qui m’est échappé en rentrant ce soir, à la vue de ce magnifique bouquet de fleurs que tu m’as envoyé. J’ai senti mon cœur se détendre et s’épanouir d’allégresse. Quelle haleine de vie s’est échappée de ces roses vers mon cerveau ! Je t’ai vue distinctement flotter au-dessus de tes fleurs, chaque feuille de rose rappelant ta lèvre embaumée et me disant que ton amour s’exhalait dans leur arome.

Je les ai respirées d’un long trait, à perdre haleine, comme je t’ai respirée, te souviens-tu, Mélissandre ? à la pointe de l’Estaque, devant la grande mer, par cette journée lumineuse où je m’assis à tes pieds sur les roches brûlantes ? Les délicates, les éloquentes messagères que tes roses ! Je les ai mises une à une en leur vase, pour que chacune pût me faire son récit et me tout révéler. Ah ! mignonne, que tu as d’esprit, et comme tu sais inspirer aux fleurs un doux et poétique langage ! Ma bien-aimée, je suis radieux, guéri, triomphant.

Quelles terribles épargnes je sens s’amasser dans mon être ! Par moments, j’ai besoin de crier ton nom. Je t’appelle en vain et je ne tarde pas à maudire le sort qui me condamne à la séparation. Je t’aime à en mourir, et j’ai besoin de retrouver ton image pour retrouver ma joie.

Ces fleurs, ta lettre exquise, m’apportent le cordial. Elles me réconfortent pour quelques heures, et puis la fièvre me reprendra. C’est ta parole, tes yeux, ta grâce, toi, qu’il me faut. Je veux te revoir et mourir.



À TIBURCE
De Vaucluse.

On me remet une incomparable lettre de mon bien-aimé. Quelle page, quels accents, quel commentaire de nos derniers entretiens ! J’ai l’âpre joie de te voir souffrir de mon absence, et l’exquise douleur de souffrir avec toi. Comme tu sais, mieux que moi, peindre ta peine amoureuse ! Tu veux donc me faire expirer d’orgueil et de plaisir ? Je suis enivrée, mais vaincue par toi dans l’expression de notre amour : je ne t’écrirai plus qu’en tremblant, je me déclare indigne de répondre à de tels cantiques. Tu peux tout traduire, tout rendre, tout exprimer ; tu ne m’as jamais rien envoyé de vibrant comme cette lettre, et j’admire en mon amant la puissance d’idéaliser et de définir ce qu’il y a de plus insondable, de plus mystérieux, de plus insaisissable dans notre passion.

Ah ! si tu pouvais lire en mon âme, si tu pouvais assister à l’éblouissement intérieur que tu y allumes !

Je ne te ferai jamais l’injure de te comparer à un autre amoureux, dans le présent ou dans le passé. Léandre, Roméo, m’apparaissent moins épris d’Héro et de Juliette que tu ne l’es de Mélissandre. J’ai l’ivresse de ton adoration. Je suis la plus captivée, la plus enchantée des femmes, et je ne crains pas d’être sacrilège en t’aimant à l’égal d’un dieu.

Reviens, je suis de retour au val fermé.



À MÉLISSANDRE

Je reçois à l’instant ta dernière lettre, et je pars. Je vais te retrouver à Vaucluse.

Quelles interminables confidences j’aurai à te faire sur ce voyage que tu craignais tant ! Je me suis senti plus éloigné de Paris, moins repris encore que je ne l’aurais cru ; je ne pense qu’à toi, je ne rêve que de toi, je n’aime que toi !

Je voudrais pouvoir te peindre les merveilleux aspects sous lesquels je t’ai aperçue dans mes longues insomnies. Ce serait la véritable galerie de Diane, où l’on verrait la déesse de mon cœur dans ses plus triomphantes attitudes, depuis l’orgueilleuse et insensible chasseresse jusqu’à la tendre amante d’Endymion endormi.

Tu sors si naturellement de l’ancienne Grèce, ô païenne, que je ne peux songer à toi sans évoquer le mythe de cette religion que tu m’as apprise, hors de laquelle je ne sais plus rien adorer. Je retrouve, dans la réalité que me fait ton amour, les plus beaux poèmes de l’Attique.

Je tremble d’émotion à la pensée d’être bientôt dans tes bras.



À LA MÊME
Ma sublime amante,

Enfin, je t’ai revue ! Je suis ivre d’orgueil et de volupté. Je tressaille encore des derniers frémissements de nos baisers. Quels cris de passion nous avons jetés tous deux en nous retrouvant ! Tu es bien mienne et je suis à la fois ton maître et ton esclave ; j’ai perdu auprès de toi la notion des choses qui se mesurent, j’ai pu mourir d’extase sur tes lèvres. Le voile du temple est soulevé, Isis m’appartient ! Ses mystères me sont révélés. Un feu sacré brûle mes artères.



À TIBURCE

Nous avons vécu ces deux journées, altérés de joie, avides de nous griser de notre ivresse, et nous n’avons adoré que nous-mêmes.

Ce matin, par ma fenêtre laissée ouverte, le soleil me réveille, m’appelle à la bénédiction de nos dieux. J’admire la lumière extérieure, je m’émeus de sa beauté. Une reconnaissance infinie monte de mon cœur à mes lèvres pour le rayonnant Phébus qui donne la chaleur à l’amour, la clarté aux cieux, le vêtement de gloire aux montagnes, la transparence à l’eau, la profondeur à l’espace.

Dans notre passion pour la créature, ne soyons pas ingrats envers celui qui nous inspire le plus divin des sentiments humains : l’admiration !

La main dans la main, quand tout à l’heure nous marcherons à l’ombre des yeuses et que les rayons brillants du dieu de lumière, glissant à travers le feuillage, nous poursuivront, veux-tu que nous nous arrêtions un moment ? Agenouillés tous deux à l’entrée de la charmille qui forme l’arceau d’un temple, enveloppés des feux d’Apollon, élevons vers lui notre prière et adorons-le !



AU MÊME

Nous l’avons adoré ! Les lueurs étincelantes de ses reflets ont passé dans nos yeux, sa lumière a versé la lumière dans nos cœurs. Mêlés à la personnalité du dieu, émus de lui et de nous, notre éblouissement s’est transformé en une impression religieuse d’une douceur incomparable.

Des extases voilées nous sont venues à l’ombre des arbres protecteurs, et nous avons joui pour la première fois de notre amour contenu et apaisé.

L’éternel renouveau fleurit en nos cœurs. Jamais nous ne connaîtrons l’uniformité ; notre passion s’alimente à la source féconde de notre esprit ; elle prend part à la variété des choses qui nous entourent ; elle vit de notre vie et ne peut cesser qu’avec elle.

Je retrouve le bouquet d’héliotropes que tu m’as donné hier et qui est resté le soir à mon corsage. L’héliotrope cueilli se fane en un instant. Ô miracle ! les tiges coupées de la veille sont encore fraîches. J’en glisse une dans cette lettre. Je confie à la fleur aimée d’Apollon un message amoureux, secret toujours révélé, toujours gardé : « Je t’aime ! »



À MÉLISSANDRE
Ma maîtresse,

Voilà bien le seul nom que je puisse te donner, car je suis possédé tout entier. Mon cerveau, mon âme, tout cet être intérieur qui était, jusqu’à mon amour pour toi, demeuré libre, dont on pouvait seulement ravir les sens, le voilà définitivement livré. Règne sur ton amant sans partage, sans réserve, sans retour.

Tes douces lettres me promènent à travers un paysage divinisé par la présence du dieu ardent. J’entre avec toi dans je ne sais quel monde mystique où le grand silence, la solitude harmonieuse, vibrent au choc de la lumière.

Il me semble que, jusqu’à notre dernière promenade, je ne connaissais pas ta voix. J’écoutais hier son rythme doux et sonore, qui me paraissait la voix même du paysage, du lieu, chantant l’hymne sacré au dieu de lumière.

Te rappelles-tu ce baiser si chaste sous les feux d’Apollon ? Je ne sais ce que je préfère en mon amour, de mes désirs violents ou de cette possession idéale où je crois vraiment étreindre ton âme.

Je suis rentré plus heureux que je ne l’ai encore été : ivre de bonheur surhumain, j’ai longuement goûté ma félicité complète. Puis, tout à coup, il m’a paru que je n’étais ni assez bon, ni assez grand, ni assez pur pour toi, et je me suis juré de mériter ton amour, que, peut-être, j’ai seulement conquis.

Jusqu’alors, je n’aimais que ta beauté terrestre, Mélissandre ; je t’ai vu hier une beauté céleste.

Je la fixerai sur mes toiles, car elle est plus grande encore, plus admirable que l’autre : elle est divine. Je te possède avec un visage nouveau ; je respire un autre air, j’ai gravi des hauteurs sur lesquelles il n’y a que le ciel et toi.



À TIBURCE

Mon ami, il faut que vous sachiez à l’instant la nouvelle. Mon père m’écrit qu’il part de Marseille pour Naples, où M. de Noves fait toutes les sottises du monde. Le noble seigneur joue, mène grand train, se ruine, en compagnie de sa chanteuse. Mon père désire que je l’accompagne, pour ramener mon mari, dit-il. Le ramener ! Voilà un mot dont les deux sens ne me tentent guère ! Je réponds que, si j’allais à Naples, ce serait pour trouver les éléments d’une séparation. Mon père n’insistera pas.



À MÉLISSANDRE

Songer que tu portes un nom qui sera mêlé à quelque ridicule scandale de ville d’hiver, me trouble et m’irrite. Les amis de ton père, les tiens, sont autorisés à te protéger des ennuis que les folies de M. de Noves peuvent apporter dans ta vie ; moi seul au monde, je suis réduit à l’impuissance. Il faut que je me taise, que je me dérobe, et, si nous n’étions dans ce doux pays solitaire, je devrais, par bon ton, défendre ton mari, s’il était blâmé devant moi. Je hais cet homme auquel je n’ai jamais pu sans désespoir tendre la main, et à qui j’ai cent fois été tenté de dire : « J’aime votre femme, et je veux vous tuer ! »

Mélissandre, laisse-moi te confier un instant mon désir secret, mon vœu constant : je donnerai ma vie entière pour qu’un seul jour tu sois ma femme.



À TIBURCE

Je rentre, je suis seule. Quelle lumière plus rayonnante encore a tout à l’heure frappé mes yeux ravis ! Que sont les merveilles du monde extérieur, la beauté des jours, la clarté des nuits, la fraîcheur des paysages, la couleur des eaux, à côté de l’éblouissement dans lequel tu m’as jetée ?

Pour te peindre au vrai ce que j’éprouve, il faudrait arracher mon cœur de son enveloppe et l’étaler ici dans sa vivante chaleur. Quelle désolation de ne pouvoir parler de notre amour qu’avec les mots habituels aux amants ! J’ai comme une insurmontable aversion de t’aimer avec des paroles qui ont servi à tant d’autres avant nous. Ah ! combien sont supérieurs ces entretiens muets que se donnent nos âmes sur nos lèvres unies !

C’est sous cette impression à ne nous dire rien qui vaille mon adoration intérieure, que je sens le prix de ma mémoire, que je me plonge avec violence dans mes souvenirs. Eux seuls peuvent satisfaire les élans de tendresse passionnée de tout mon être.



À MÉLISSANDRE

Les tressaillements de ton cœur vibrent encore dans le mien. Moi aussi, j’ai besoin de me souvenir pour t’adorer comme tu es digne d’être adorée. En te quittant, je retrouve, et j’admire à nouveau les perfections multiples de la déesse qui règne sur mes esprits. Je me rappelle avec ravissement l’éblouissante beauté de ses formes, enveloppe animée, éloquente, de la beauté intérieure. Je me sens l’égal d’un dieu, à l’orgueilleuse pensée que tous ces trésors sont à moi.

Je n’ai jamais mieux éprouvé qu’aujourd’hui la bienfaisante influence de tes conseils.

Cette ébauche de Pétrarque, plusieurs fois recommencée, deviendra un chef-d’œuvre, inspiré, voulu pour ainsi dire par toi. Je te devrai d’avoir compris Pétrarque à travers ton jugement, comme j’avais compris Laure à travers ta beauté. Ma gloire t’appartient, car ce que j’avais conçu avant de venir à Vaucluse n’est pas comparable à ce que j’ai réalisé depuis que tu m’as doté de ton amour. Je sens toutes mes visions d’art, toutes mes puissances doublées par les tiennes.

Tu es bien, dans le sens élevé et sublime, je le répète, la maîtresse de ma vie, le guide de mes efforts, la récompense de mes travaux, et je ne veux des couronnes que pour les mettre à tes pieds.



À TIBURCE

Comme je te remercie de me faire assister au spectacle extraordinaire de tes observations sur toi-même ! J’ai parfois dans mes recherches, à tes côtés, des vues soudaines, des divinations heureuses ; mais combien tu excelles avec ton abondance, ta générosité d’esprit, à m’initier d’un mot à toutes les ressources de ton génie !

Crois-moi, n’envie rien à cet être idéal dont tu me parlais hier, et qui ne te vaudrait pas. Cet homme qui s’en irait, à travers le monde, accompagné de son amante, butinant le miel de toutes les intelligences d’élite, serait un curieux, un maître mosaïste, mais il ne serait pas, comme toi, un artiste, un créateur. Ce qu’il y a d’exceptionnel en toi, c’est ta personnalité, ton indépendance vis-à-vis de ton art lui-même. L’image naît dans ton esprit avec une spontanéité qui tient du miracle. N’ajoute rien à tes supériorités : tu les fausserais ; reste l’homme que te voici : tu es grand, tu es le favori des dieux ; ne cherche pas dans les autres les quantités des qualités que tu possèdes en si grand nombre. Je te le dis, il faudrait additionner bien des valeurs pour faire la somme de la tienne.



À MÉLISSANDRE

Amie, j’ai pour ainsi dire à chaque heure le sentiment croissant de la prise définitive que tu as faite de mes pensers. Le résultat le plus singulier de cette invasion irrésistible, c’est de me rendre insatiable de travail. Il me semble que ma vie si confuse, si désordonnée, si vide jusqu’à toi, malgré ses entraînements, ses tourbillons, ne date que de toi ; je n’en ai conscience qu’à travers ta possession, et je ne me suis connu moi-même tout entier qu’à partir de l’heure où je me suis donné sans retour. Je t’aime avec toute ma raison, follement. Je me trouve impuissant à calmer sans toi le besoin de diversion morale qui me tourmente. Je ne me sens apaisé et heureux qu’à tes côtés, dans les instants fugitifs que je peux arracher aux convenances qui t’enchaînent. Sans doute, ma joie précède nos réunions de quelques heures ; mais j’emporte, après t’avoir rencontrée, cet enivrement mêlé d’amertume qui me rend fou d’orgueil, d’allégresse, de poésie et de chagrin. Je ne te possède que pour te perdre sans cesse, et ce que tu as souffert autrefois de ma longue absence, je le souffre de nos courtes séparations aujourd’hui.

Ah ! je n’aurais jamais pensé pouvoir être absorbé dans ton amour au point de ne regarder tout le reste de la vie que comme un insupportable néant.

Tu le vois, je fais plus que t’aimer. Je te tiens désormais pour le principe même de mon existence, et j’attends avec la fièvre le moment où je peux me retrouver en toi.



À TIBURCE

Tu as prononcé hier, sous les rayons de notre Phébus, un mot vraiment divin : « Je goûte le bonheur absolu ! » Non, je n’avais pas rêvé d’entendre une parole d’amour plus triomphante.

J’ai dormi comme une illuminée qui a conversé avec son dieu ; une paix profonde s’est emparée de moi ; l’agitation de mes nuits a disparu. Ce matin, une sérénité olympienne, la joie des Immortels, m’envahit tout entière. Je suis heureuse en nous.



À MÉLISSANDRE

La plénitude de ce bonheur absolu est telle, ma bien-aimée, que je ne sens ni ne désire rien au delà, même par ton amour. C’est avoir couronné sa vie que d’y avoir mis cette félicité vainement poursuivie et convoitée par tant d’autres.

J’ignore le temps que me compteront encore les dieux, je ne sais quand je mourrai, mais, quoi qu’il advienne de cette heure dernière, il suffira à mon âme d’évoquer ce glorieux amour pour finir sans le regret d’une plus longue existence.

Notre passion est si élevée qu’elle semble à hauteur divine ! Elle nous grandit sans nous épuiser, nous dévore sans nous amoindrir. Elle est telle que l’ont voulue, sans toujours l’atteindre, les amants dont le nom illumine le poème de l’humanité, également éloignée des froides ou mélancoliques rêveries du platonisme et de la préoccupation dominante des exclusifs et, par conséquent, grossiers plaisirs des sens.

Notre amour est ce que tu es toi-même, l’union accomplie de l’esprit et de la matière, dans une indissoluble et toujours saisissable harmonie, faisant profiter la chair des élévations et des purifications de l’esprit, vivifiant, réjouissant l’esprit des sensations et des perceptions de la matière.

En un mot, il est l’épanouissement même de l’indivisible nature, et l’impuissance que j’éprouve, malgré ma recherche constante, à traduire la profondeur de ma joie, fait partie de l’ineffable et mystérieuse béatitude en laquelle cet amour me tient.

Je ne puis pas dire : « Je t’aime, » je dois dire : « Je te vis. »



À TIBURCE

Ce n’est pas de ma chambre que je t’écris ce soir. J’ai fait transporter ma table au milieu de ce petit salon où tant de nos baisers se sont envolés dans les tentures, tant de nos regards se sont fixés dans les glaces, précieux boudoir, tour à tour meublé de ta présence ou de ton souvenir, et dans tous les coins duquel ton visage me semble caché.

La douceur de notre intimité devient de plus en plus pénétrante. Comme nous nous sommes attendris hier, dans ces quelques minutes de tête-à-tête ! Perdue en toi la veille, il m’a semblé que tu me rapportais une part de moi rassérénée et agrandie. Ne me garde pas tout entière, ne m’absorbe pas complètement, je t’en conjure. Ma personnalité m’est chère, pour jouir du bonheur donné et du bonheur ressenti.

Tu m’as reproché, ces derniers jours, de ne plus souffrir de nos courtes séparations. Tu te trompes : elles me sont cruelles comme à toi. Nous vivons en une telle communion de pensées, de goûts, de désirs, que tout nous serait joie dans une réunion constante. L’infinie variété de notre passion nous réserve des félicités inépuisables, s’alimentant sans cesse de nos connaissances acquises, de la diversité d’impressions, de jugements, qu’excite dans nos deux esprits le contact des choses extérieures.

Notre amour s’accroît et se multiplie de tout ce qui détourne des passions ordinaires ; notre bonheur nous attache plus étroitement aux belles amours de la nature, aux héroïques actions du passé, aux nobles prévisions de l’avenir. Ce n’est pas de l’égoïsme à deux, c’est de l’union en tout ce qui est noble, en tout ce qui fait vibrer l’intelligence, le cœur et l’esprit.

Je t’aime de meilleur en meilleur.



À MÉLISSANDRE

Je voudrais, adorable fée, te rendre la délicieuse impression que j’ai éprouvée, l’autre soir, en te retrouvant dans cette toilette de mousseline blanche.

Tu m’avais quitté brûlante, je te cherchais encore sous mes lèvres enflammées de toutes les ardeurs de la passion ; je te revois douce, reposée, rafraîchissante. Il sortait de toi comme un souffle d’apaisement qui m’a rendu la possession de moi-même.

Je venais pour te dire : « Ne nous quittons plus, je te veux à chaque heure de la nuit, du jour ; loin de toi, la fièvre me dévore ; je n’ai pas trop de chaque minute de mon existence pour t’adorer : pourquoi ces déchirements ? Je suis ton époux ; allons où les conventions ne t’arracheront pas sans cesse à mon amour. Je meurs si tu résistes à mon invincible désir de t’avoir à moi seul, toujours.

« Je te vois, et le calme règne en mon esprit troublé. Combien ta nature est divine en toutes ses ressources, et quelle merveilleuse poésie tu sais répandre sur les moindres incidents de la vie ! Une robe, une attitude nouvelles, et tu exprimes à l’instant une série de pensées, tu provoques des émotions, tu fais vivre en faisant changer ! »

N’est-ce pas là le but même de l’amour, de toujours surprendre sans vous enlever un instant à la domination de la personne aimée, qui sait rester une à travers ses métamorphoses ?

Ce qui me ravit le plus dans cette soumission de mes sentiments à ta volonté, c’est l’infinie méditation où tu me laisses chaque jour.

Je n’avais jamais aimé, puisque l’amour ne m’avait jamais fait penser ; j’ai découvert l’entrée d’un nouveau monde d’idées, la clef qui ouvre l’infini.



À TIBURCE

Encore une émotion douce. Mon amour s’est laissé poétiquement bercer, non endormir. La tendresse contiendrait-elle des joies plus renouvelables que la passion ?

Le doux val fermé me paraît infiniment doux. Je fais une halte, je me repose dans le bonheur paisible.



AU MÊME

Des cimes plus hautes se dressent, on les escalade, on franchit des abîmes plus vertigineux, on se trouve tout à coup seuls, à deux, dans des espaces où l’œil n’a plus qu’une vision éclatante et rayonnante, où l’intelligence distendue devient vague et n’a que des perceptions de largeur, de lumière, de cercle immense, où elle ne peut rien traduire par la parole, ni même par la pensée. Attachés, enlacés, confondus, nous avons été emportés vers cet infini sublime où l’on n’a que le sentiment de l’absorption dans un autre être et d’une fusion avec l’univers. Je suis encore une fois impuissante à analyser mes sensations. Je les vois et ne puis les peindre, je les entends et ne puis les parler, je les éprouve et ne puis les rendre.



À MÉLISSANDRE

Hier, j’avais trouvé dans l’extase l’impersonnalité, l’anéantissement ; ce soir, j’ai été livré à tous les souffles de la passion ; après une journée de joie pure, de plaisirs célestes, de félicité si haute qu’elle se perdait dans l’impalpable, j’ai eu tous les emportements d’un homme amoureux de la veille se donnant et possédant pour la première fois.

Je chante les hymnes d’Antéros, frère d’Éros, dieu de l’amour partagé.



À TIBURCE

Les limites extrêmes de l’amour, que bien des fois nous avions atteintes, nous les avons dépassées. Mais tout n’était pas sens dans notre ivresse, car les sens ont des domaines restreints, et l’on ne peut ressentir de pareilles voluptés qu’avec l’esprit. Nos sensations jaillissent bien réellement de notre cerveau et le frappent jusque dans les domaines de la pensée.

C’est un amour sans pareil, sans égal, celui qui apporte les tressaillements de l’ardente nature et les visions du surnaturel.



À MÉLISSANDRE
Ma belle Diane,

Suis-je dominé, ébloui par le rêve, ou suis-je le jouet favori du dieu malin aux flèches d’or ? J’ai peine à remonter aux réalités. Je les saisis un jour, puis elles m’échappent comme un trésor trop riche pour la largeur de mes mains. Et cependant, ma mémoire est là qui me redit une à une les adorables étapes de cette fuite pour Cythère. Je m’interroge : « C’est bien moi, non un autre, j’étais là, telle chose m’advint. » Quel magicien et quel prodigue que l’amour ! Il suffit de s’abandonner à lui sans réserve pour être comblé de ses faveurs, enivré de son prestige.

Il avait préparé cette fête, il nous a guidés le long des sentiers plantés de myrtes fleuris jusqu’à la retraite dont j’ignorais l’existence, et qui pourrait bien avoir disparu depuis notre mystérieuse visite.

Et quel décor l’Amour avait imposé à la nature ! As-tu remarqué le feu des étoiles, la transparence des eaux, la finesse et la profondeur des ombres, tout, jusqu’au silence sidéral qui nous enveloppait, portait la marque du dieu, et révélait sa présence en ta faveur.

Non, tu n’es plus Mélissandre ; c’est Diane elle-même qui a quitté ses royaumes d’azur et de feu pour venir dans mes bras.

Je ne crois plus qu’à cette apparition. Je bénis, j’appelle ma déesse. Je la supplie de pardonner à la folle ardeur de son berger.



À TIBURCE

Je suis Diane, sœur d’Apollon. J’ai gravi le Latmus pour dérober un baiser aux lèvres du berger ; mais le berger s’est réveillé, ou n’était point endormi. Endymion, qui surprend doucement, m’a surprise, et m’a rendu, pour mon seul baiser, des baisers nombreux.



À MÉLISSANDRE

Vous me priez, madame, à la façon du xviiie siècle, de faire votre portrait ; le voici. Vous réclamez de moi la vérité ; j’aurai, certes, autant de fierté à vous la dire que vous aurez d’orgueil à l’entendre. Vous savez, par avance, le plaisir que je prends et goûte plus vivement tous les jours à sonder, analyser, scruter votre nature puissante et variée.

Je commence donc.

Il ne peut y avoir pour moi de charme plus grand, après celui d’avoir peint ma maîtresse, que de l’évoquer et de la décrire.

Je la présente :

Elle est haute, sans être grande. Elle est blonde, sans que la nuance de ses cheveux soit trop ardente, quoiqu’elle tienne ses aïeux de la noblesse vénitienne. Elle est belle, et cependant elle sait être toujours jolie ; ses yeux d’azur, brillant à leur ordinaire, ont la faculté, comme l’Adriatique, de paraître tour à tour, selon les passions qui l’agitent, bleu profond, vert marin, couleur d’améthyste, et, si elle brûle de colère, ils deviennent subitement plus noirs et plus étincelants que les diamants de l’Oural.

La merveille de son visage, c’est l’écrin joyeux de ses dents qui étale, sous un nez railleur et fin, les plus laiteuses perles du monde.

Sa démarche est à la fois d’une reine et d’une prêtresse. Elle commande ou attire, par la simple façon dont elle fait un pas. Elle ne paraît jamais apprêtée, si riche que soit le costume qu’elle ait jeté sur son beau corps. Drapée en statue, elle rappelle tantôt Junon, tantôt Cypris. Le rêve, c’est de l’arracher à son piédestal et de l’attirer sous les saules.

Que dire du moral, de l’être intellectuel, de son imagination, de sa verve, de son cœur, de son caractère ? Il faudrait dépeindre cela sous tous les aspects divers de la nature humaine, dont elle est une copie multiple.

Le trait dominant de son esprit est de tout poursuivre, de tout savoir des choses qui touchent à l’origine, à la composition, à la distribution des forces dans la nature. Elle a l’intuition autant que la passion des connaissances et des idées générales.

C’est par ce côté qu’elle échappe au féminin, qui retient presque toujours exclusivement le menu et le terre à terre. Elle est homme, comme Prométhée, à voler le ciel pour lui arracher une théorie ou une méthode.

Ce qui surprend, c’est qu’au milieu de ses curiosités, de ses emportements de savante, elle conserve son beau langage de grande dame, qu’elle s’intéresse à tous les caprices, à toutes les fantaisies de l’art et de la mode. Elle sait mettre de la coquetterie jusque dans les audaces de sa pensée.

Elle joue, comme Célimène, avec les cœurs, mais derrière ses coups d’éventail on sent toujours la bonté, la mansuétude. Si elle est coquette avec un adorateur, elle ne trompe pas celui qu’elle a choisi pour amant. Elle est trop passionnée pour n’être pas fidèle. Ceci vient de ce que l’amour n’est entré dans son cœur qu’après avoir traversé son esprit, et ses sens ne se sont éveillés que sous le rayonnement de son intelligence. Elle a aimé après avoir compris.

Elle avait le choix : tomber dans le nirvana de la nature ou dans les bras d’un homme fait et préparé pour elle. Elle l’a trouvé, elle l’a voulu, elle l’a saisi, elle le tient pour le bien et pour le mal ; elle pourrait le pousser à la folie, elle préfère l’acheminer à la gloire.



À TIBURCE

J’ai relu cent fois ce portrait. Je me plais, jugée ainsi. Me voilà grandie par ta pensée, comme j’ai été embellie par ton pinceau.

Ce soir, après t’avoir quitté, je me suis plongée en mes souvenirs, abandonnée au courant de mon amour ; il m’a semblé que je me noyais dans ses profondeurs. Délicieusement engloutie, j’ai perdu un instant la connaissance de ma personnalité, sans perdre la conscience de mon bonheur. Revenue de cet évanouissement, j’ai cru que je t’aimais pour la première fois et j’ai ressenti des joies renouvelées et des joies nouvelles.

Je me répète combien nous sommes fortunés. Si tout à coup nous étalions nos richesses sous les yeux des autres, quelle misère effroyable apparaîtrait aux yeux de ceux-là mêmes qui se croient les plus favorisés ! Ô mon bien précieux, mon incomparable amour, avec quelle jalousie je te cache !

Tu me demandes de t’envoyer, en échange de mon portrait, l’un de mes chants orphiques. J’évoque Apollon, maître des chantres, conducteur des muses.

« Je chante, parmi les zéphyrides, Carpo, fille de la douce Chloris, légère, aimable, voluptueuse, adorée de tous les mortels, qui chasse, durant les jours printaniers, l’ardeur brûlante de Mesembria.

« Carpo, qui réveille les grâces alanguies, soulève, discrète, les draperies sur la poitrine des vierges songeuses, fait chanter aux hamadryades leur plus harmonieuse plainte, dans les branchages alourdis par les feuilles épaisses.

« Fille de Zéphire, toi qui frissonnes sur les eaux et sèmes à leur surface des rides amollies, toi qui courbes les épis d’or et les balances, toi qui te joues sur les fleurs éclatantes et disperses leurs parfums, zéphyride, Carpo bienfaisante, messagère aérienne, emprunte à ton père ses coursiers rapides : Kanthus et Ballos ; cours vers mon bien-aimé, caresse ses lèvres, recueille ses baisers, puis, apporte-les moi, doux comme le sucre que l’abeille goûte au fruit mûr des grappes. »



À MÉLISSANDRE

Je suis à peine éveillé qu’avec les rayons du jour, la lumière de ta lettre me frappe et m’illumine.

Brillante aurore, dont les doigts de rose m’ouvrent les portes du ciel !



À TIBURCE

Notre royaume est-il assez de ce monde ! Quel défi, par mon amour jeté, aux lamentations religieuses ! Que de joies dans cette vallée de larmes !

Pourquoi notre bonheur ne serait-il pas éternel, puisqu’il s’alimente, se nourrit et s’accroît incessamment de nos diverses et communes passions ? Nous n’avons rien à en regretter, nous ne pouvons en rien retrancher. C’est sa force et sa grandeur d’être aussi désordonné dans la sensation que calme et résolu dans les choses de l’esprit. Quoiqu’en apparence, et par rapport aux heures changeantes, il semble aller du physique au moral, pour de là revenir à des entraînements amoureux, il est toujours un, identique à lui-même, et les désirs qu’il provoque n’ont d’autre impulsion que la communication intellectuelle de nos âmes.

Pour le changer, l’amoindrir, l’étouffer il faudrait changer nos cerveaux, nos idées, nos aspirations mêmes. C’est l’amour complet ; par ce suprême caractère, il est toujours nouveau, toujours contraire à ce qu’il avait le devoir de remplacer et de faire oublier.



À MÉLISSANDRE

Quel repos divin ! La paix semble être à tout jamais avec nous. Des chaînes plus nombreuses nous attachent, mais ce sont des chaînes faites avec les fleurs les plus rares. Combien notre entente est définitive ! Dans nos discours amoureux, plus rien d’éclatant, l’harmonie en sourdine, à peine quelques coquetteries d’esprit. Non, l’ennui ne naîtra jamais d’un sentiment que n’a point encore effleuré l’uniformité.

J’ai cependant un reproche à te faire. Tu te préoccupes trop des voyageurs de Naples. Mes dernières lettres m’assurent que l’arrivée de ton père a fait cesser les folies de M. de Noves.



À TIBURCE

Hélas ! non, la paix n’est pas à tout jamais avec nous. Tu étais bien mal informé par tes lettres. Mon père, découragé, indigné, vient de rentrer cette nuit. Il a laissé M. de Noves à ses excentricités, se sauvant pour ne pas être témoin de quelque scandale. Ce gendre dont il fallait respecter le nom, pour lequel on me prêchait l’indulgence, est devenu un criminel qui doit être châtié, ou par la justice des hommes, ou par celle des dieux.

Mon père n’a senti l’outrage que bien tard ; il y a longtemps déjà que, moi, je ne le sens plus. Je m’étais, depuis quatre années, si complètement reprise, j’avais si résolûment détaché tout lien, qu’il n’y avait pas, entre M. de Noves et moi, un seul fil à rompre.

Je ne suis ni plus ni moins libre parce que ceux qui m’avaient engagée se dégagent. Tout était brisé de ce qui avait dû être brisé.



À MÉLISSANDRE

J’ai eu le cœur bien triste en te quittant sans avoir pu te dire un mot d’intime reconnaissance pour ta lettre si fière. Je la relis, essayant de surmonter l’ennui de cette longue séparation. J’imagine qu’il y a un an que je ne t’ai parlé, et cette heure passée auprès de toi et de ton père me semble appartenir à une vie antérieure et déjà bien reculée.

Enfin je vais te revoir, lire dans tes yeux, peut-être arracher un baiser à tes adorables lèvres ; mais, par cette lettre, je veux te laisser une trace de mes regrets, qui te rappelle après mon départ qu’à la maison de Pétrarque on désire follement ta venue ce soir.

De nous deux, c’est toujours toi qui montres la plus grande fermeté d’esprit et de caractère, qui prononces les plus nobles paroles et qui excelles à trouver les mots qui m’apaisent et me consolent.

Aussi, je t’aime comme le secret de mon courage.



À LA MÊME

Le sentiment qui me domine de plus en plus, à mesure que mon amour s’amasse et croît, c’est la fermeté d’esprit. Tu verses à plaisir la sérénité vaillante. Quel amour est le tien ! Fait de passion, de bravoure, on se sent grandir à son contact, et je te quitte toujours meilleur, plus résolu, plus confiant. Tu devines l’état de mon cœur et tu y verses le baume qui réveille et calme à la fois.

Je suivrai ton dernier conseil, qui était un doux reproche. Puisque je te vois moins souvent, je travaillerai davantage. Je te dois de te mériter et de te gagner heure par heure. Tu n’es pas comme les autres femmes, dont on peut s’assurer la tendresse d’un seul coup ; tu offres tous les jours des trophées à enlever, tu veux être sans cesse ravie à nouveau. Je te l’ai dit très souvent : tu n’es jamais la même. C’est pour ce perpétuel inconnu que je te cherche. Tu peux prodiguer à ton élu des récompenses toujours inattendues. Je t’aime comme la femme toujours convoitée. Aussi tes caresses, tes aveux m’enorgueillissent comme une virginité que je t’arrache.

Tes prodigalités sont sans danger, parce que tes richesses sont inépuisables.

Je t’ai vue te promener seule hier dans les jardins parfumés. Tu devines quelles folles rêveries sont venues hanter mon cerveau. Vingt fois j’ai voulu courir à toi, te surprendre ; mais j’ai craint l’arrivée de ton père et j’ai agi sagement, car, un moment plus tard, il te rejoignait.

Être seul avec toi seule ! Quand donc viendra le temps du bonheur ininterrompu ?

Nous avons tous deux aujourd’hui le même dieu ; la même destinée nous a rapprochés. Apollon et l’avenir nous doivent la suprême joie de la possession entière. À quel prix ? Je ne sais. Il me semble que je connais le taux de cette faveur, je te l’ai plus d’une fois confié ; c’est l’insatiable désir de te gagner qui me donne, à certains jours, cette passion du travail, de la fortune, de la gloire. Je voudrais être assez grand pour t’honorer, assez fort pour te prendre.



À TIBURCE

Mon père m’a déclaré, ce matin, que nous allions quitter Noves, que je ne pouvais habiter chez mon mari, après sa conduite à Naples. « Que se passe-t-il donc de nouveau ? » ai-je demandé.

— Des choses telles que la ruine, la saisie prochaine du château, me fut-il répondu ; la vente des terres a déjà commencé.

— Je regrette de n’avoir pas été prévenue plus tôt, ai-je dit froidement ; mais il est temps encore, j’imagine, de tout reprendre, de tout acheter.

— Quoi ! tu songerais à garder ces lieux témoins de tes douleurs, de tes humiliations ?

— Je veux posséder Noves, et je l’aurai. »



À MÉLISSANDRE

Ma bien-aimée, ta lettre me cause une véritable angoisse. Oui, je t’en conjure, garde Noves, laissons à notre amour son cadre. Les nymphes de la fontaine, le dieu de la source, nous puniraient de les quitter.



À TIBURCE

La seule chose intelligente que je doive à mon père, c’est de m’avoir fait faire un contrat féroce, de m’avoir mariée sous le régime dotal. Je puis donc disposer de ma fortune à mon gré.

Donc, le château, la plupart des terres, sont aujourd’hui à moi. Il n’a fallu qu’une simple dépêche de mon père à M. de Noves.

Voici la réponse : « Faites-moi tenir l’argent au plus vite, j’en ai besoin pour me distraire. Sachant Noves à Mélissandre, je ne me crois plus le droit d’y retourner. »

Ami, ce mot me délivre ; je suis plus que jamais à toi.



À MÉLISSANDRE

Le retour de l’anniversaire qui te donna, il y a vingt-sept ans, à l’admiration des hommes, te paraît-il plus doux aujourd’hui ? Penses-tu que, dès ta naissance, il n’y avait pas sur ton berceau l’étoile qui devait me guider vers toi ? Cet anniversaire est le mien. La nature a formé pour moi, ce jour-là, l’être supérieur qu’elle me destinait, que j’ai cherché vingt ans à travers les traditionnels mile è tre.

Rien ne prépare mieux à la suprême jouissance de l’amour éternel que ces plaisirs aussi vite délaissés qu’ils ont été poursuivis. Je te le dis avec un mélange de confusion et d’ivresse, c’est pour avoir été si longtemps sceptique, léger, libertin, que je goûte profondément les joies de la conversion, de l’inflexible attachement, de la possession unique, sans lendemain.

Je t’aime, je te bénis. Tu as dépassé tous mes rêves. Je te dois les sublimes vertiges de l’amour infini. Tu m’as revivifié. Je ne suis pas seulement ton pieux adorateur, je suis ta créature.

Toi et moi ! Songe à ce que ces deux mots sont pour chacun de nous.



À TIBURCE

Ma fenêtre est ouverte. Il est neuf heures du soir. Je rends grâce aux dieux de m’avoir donné ton amour. Je t’évoque, tu viens, et je suis avec toi, penchée sur les balustres, ma main dans la tienne, mon front à la hauteur de tes lèvres.

Le ciel, d’un bleu sombre, se creuse au-dessus des jardins et se courbe à l’horizon pour envelopper nos collines blanches. La Sorgues murmure je ne sais quoi entre ses rives. Le rossignol chante, la brume blanche passe en effleurant l’eau. Tout cela me semble amoureux.

Artémis éclaire la voûte du ciel et le sein gonflé de la terre. Je regarde la déesse blonde qui préside aux embrassements confus de la nature dans la nuit. Elle me baigne de sa clarté pâle et je la prie de nous être favorable. Artémis nous aime avec moins de feu que Phébus, mais tu sais combien elle nous protège. C’est elle qui dirige l’amour vers les sphères lumineuses et le fait entrer sous les signes du soleil.



AU MÊME

Je hais ce mot de conversion que tu me répètes sans cesse. À quoi donc es-tu converti ? À l’abstinence ? Permets que j’en doute. À la fidélité ? Je discute.

As-tu perdu, pour me le sacrifier, le goût des plaisirs variés, du divers, de la fantaisie ? Un don Juan est-il converti, parce qu’il trouve dans une femme ce qu’il cherchait dans toutes ? Non : il est simplement fixé.

Tu n’es fidèle à ton amour que parce qu’il est infidèle à lui-même, que son attrait inépuisable est l’imprévu.



À MÉLISSANDRE

Moqueuse ! Je ne puis attendre à ce soir pour te conter le plaisir que me fait ton billet. Quelle devineresse j’ai pour amoureuse ! Quelle magie tu sais apporter dans les plus fines nuances de la passion ! Tu me connais et m’expliques mieux que je ne le puis moi-même. Oui, c’est être infidèle à l’amour de la veille qu’être fidèle à ton amour présent. Je désire sans cesse à nouveau te revoir et j’emporte de nos rencontres une émotion toujours autre. Je vois dans tes yeux des rayons changeants, le sourire de tes lèvres est plein de surprises ; ton âme varie chaque jour, ton esprit, ton cœur ont des inconnus à me rendre fou. Tu résumes, tu épuises, tu termines en toi le féminin.

C’est à travers toutes ces incarnations que je t’adore, que je brûle pour Mélissandre de tant de feux.



À TIBURCE

Je suis allée par les chemins, lisant et relisant ta lettre ardente. Je me suis enivrée d’elle et des âcres parfums des pins chauffés par le soleil.

Je marchais enveloppée de rayons ; je respirais la flamme brûlante d’Apollon, et ses feux me semblèrent mêlés pour la première fois à tes feux. L’époux céleste que je m’étais donné avant de te connaître prenait ta forme terrestre, et je te voyais divinisé en lui. À ce moment, une image étrange passa devant mes yeux : M. de Noves m’apparut blessé à mort, la poitrine ouverte, sanglante. Est-ce une vision envoyée par le Pythien ? Je me jetai à genoux, priant mon dieu. Il m’apaisa et je me relevai.

Le ciel me parut plus bleu, et mes pensées toutes d’or. Je m’assis à l’ombre, près de la Sorgues, qui m’envoya sa fraîcheur délicieuse. Je regardai la transparence de l’eau qui se brisait en écume blanche au milieu des roches, les mousses vertes, tantôt échevelées dans les tourbillons, tantôt démêlées par le courant. La rivière, silencieuse dans la grande masse lourde de l’écluse, glissait presque immobile, puis redevenait bruyante aussitôt délivrée.

Le chant des fauvettes, la voix de l’eau, berçaient mon rêve ; l’espérance m’était venue, et je songeais à la vie pleine de tous les bonheurs, à toutes les joies fières que nous aurions si j’étais libre.



À MÉLISSANDRE

Ce que tu m’écris me rend fou ; je ne suis plus le maître de mes emportements vers toi. Je voudrais t’appartenir tout entier, t’avoir sans fin, sans trêve, sans repos, travailler, vivre à tes côtés.



À TIBURCE

La nouvelle que reçoit mon père est extravagante. M. de Noves lui demande de venir l’assister dans une affaire grave. Il le supplie d’apporter à Naples, dimanche, le prix tout entier du château, des terres, de réaliser à Marseille, en deux jours, la somme de mon achat. Quel conseil donner à mon père qui hésite, lassé de toutes ces aventures ?

Je t’ai quitté un moment, appelée par l’oncle de mon mari, son tuteur, qui arrive d’Avignon, et vient chercher mon père. Tous deux partent pour Naples. Il s’agit d’une assez vilaine affaire de jeu.



AU MÊME

Quelle œuvre merveilleuse que ta Vénus Uranie ! Tu es un grand amoureux, mais tu restes un grand artiste. C’est un amour béni que celui qui assouplit le talent, affine l’esprit, en augmente les vigueurs, qui excite les nobles ambitions, ajoute des flammes au feu dont on brûle pour l’art, et double la passion du beau.

Je mourrais plutôt que de t’amoindrir. Quelle fierté j’éprouve en t’admirant ! Je me dis que je t’ai connu célèbre et que je t’ai fait grand !

Plus mon amour t’enchaîne, plus ton génie se dégage.

Tu répands sur tes œuvres la moisson que tu récoltes en nous.



À MÉLISSANDRE

Ta fierté de moi fait mon orgueil. Te dire à quel point, durant mon travail, ton souffle invisible, ton inspiration toujours présente, ont soutenu mes forces, animé mon courage, c’est payer le tribut de reconnaissance infinie que je dois à ton amour.

Je ne t’ai jamais tant adorée que ces derniers jours, où j’ai voulu faire sous tes traits la Vénus céleste. Cette évocation intérieure de toi me ravissait. Sois certaine, ô ma belle déesse, qu’il ne s’est pas écoulé une seule minute où ton amant, le pinceau à la main devant ses ébauches, n’ait laissé voler son âme vers toi pour revenir fortifiée, épurée, ennoblie par la pénétration de ta pensée.

Notre amour si jeune est puissant. Quelle valeur j’y ai puisée ! Sans toi, sans ce fluide que tu m’envoies à travers notre étroit royaume, la lassitude m’eût envahi. Toi seule as pu m’épargner l’incertitude, le découragement. Si j’ai triomphé de mes doutes d’artiste, c’est parce que je voulais conquérir ton admiration. Aussi, que de grâces j’ai à rendre à mon amante pour ses conseils, pour ses sacrifices à mon travail, qu’elle arrache et impose à son amour ! Si tu pouvais voir de tes yeux l’attendrissement qui me saisit à la réception de tes lettres, tu t’applaudirais des indulgences de ces derniers jours, et tu sentirais que ton esclave n’est jamais plus tien que lorsqu’il semble te préférer sa gloire.

Ah ! que je t’adore, Mélissandre ! et comme je sens que j’aime la plus incomparable femme qui ait orné le monde jusqu’à nous !

Ma dévotion à ta beauté idéale et réelle croît chaque jour.

J’essaye en vain d’exprimer avec éloquence ce qui jaillit en moi de tendresse, de passion violente, d’adoration religieuse pour toi, ma bien-aimée. Je ne suis jamais parvenu à te dire, encore moins y parviendrai-je maintenant, à quel point mon amour dépasse ma conception. Je t’aime de toutes les forces de mon âme, de toutes les admirations de mon esprit, avec toutes les gratitudes de mon cœur et tous les désirs de mes sens.

Pour mériter une louange de toi, un regard de tes yeux, un baiser de tes lèvres, je soulèverais le monde, je fixerais l’infini. Jamais femme ne fut idolâtrée comme toi. Je ne puis ajouter à mon amour que de l’amour, et encore de l’amour !



À TIBURCE

Je reçois une dépêche de mon père et j’apprends la mort de M. de Noves, tué en duel. Apollon est-il dieu ? Serai-je ta femme ?