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Page:Améro - Le Tour de France d’un petit Parisien.djvu/520

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LE TOUR DE FRANCE D’UN PETIT PARISIEN

Il survint à l’improviste au beau milieu d’une représentation. La majestueuse madame Risler occupait la scène. Vêtue d’une robe très courte étincelante de paillettes, et coiffée d’un turban rouge chargé d’un panache de cinq plumes d’autruche, elle tenait d’une main un grand sabre de cavalerie et de l’autre main un bouclier de ferblanc, toute dispose à la reprise d’un combat à outrance soutenu par elle contre le géant tyrolien.

Son partenaire lui faisait dignement vis-à-vis. Les lames se croisèrent de nouveau, et c’était chose merveilleuse, eu égard à l’embonpoint de la dame, de voir avec quelle agilité elle paraît les coups, faisait les double-huit, les trois passes à gauche, et recevait sur son bouclier les formidables décharges du colossal tyrolien, coiffé de son chapeau à plume d’aigle.

Jean retrouva son oncle très préoccupé, très soucieux, vieilli même : il s’ennuyait de son neveu, ce cher oncle ! Il sentait si bien que son sort dépendait du caprice de ce garçon qu’il s’était plu à irriter ! Sa femme, si peureuse au Havre, si prompte à s’enfuir, trop rassurée peut-être maintenant, montra plus de confiance dans le jeune Parisien ; elle comptait énormément sur l’influence de Cydalise sur lui. La gentille baladine revit Jean avec une grande joie. Comme elle pouvait entrer dans les vues de ses parents adoptifs sans renoncer à ses vues particulières, elle montra à Jean beaucoup d’amitié et en retour obtint de lui la promesse qu’il ne s’éloignerait pas beaucoup, qu’on le verrait souvent, — en attendant qu’il se décidât tout à fait à suivre la troupe et à en faire partie. — Jean ne nous négligez pas trop, ajouta enfin le géant tyrolien, qui semblait avoir pris la jeune fille sous sa protection ; lorsque vous n’êtes pas là, Cydalise est triste comme un oiseau malade. C’est à la lettre.

Par suite des arrangements pris, Jean revint plusieurs fois à Paris s’aboucher avec le libraire qui lui garnissait sa balle ; et il dirigea ses tournées de manière à ne jamais se trouver à plus de quelques lieues de Versailles. Il put se rendre cinq fois en douze jours dans cette ville. Un lien, une chaîne invisible le retenait. Pauvre Jean ! les anneaux de cette chaîne étaient faits des fibres mêmes de son cœur.

Tout le temps qu’il ne passait pas auprès de la petite baladine, flanquée des deux tentateurs mâle et femelle qui, le sentant faiblir, redoublaient d’efforts pour l’attirer à eux, Jean le consacrait à son modeste commerce dans cette banlieue de Paris, faite de palais, de châteaux et de villas. Il lui en coûtait un peu de se retrouver, non plus en promeneur du dimanche, mais en gagne-petit, dans les parages de ces résidences royales — Versailles, Saint-Germain, Marly, Saint-Cloud, Meudon, les unes pleines encore de leur gran-