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Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/121

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naufrage pas une de leurs facultés intellectuelles. Toutes « diminuent », et la première « qui se perd », c’est justement la mémoire : « Elle se perd de très bonne heure[1], dit le docteur Pichon. Dans toutes nos observations nous avons signalé le fait à un moment de l’intoxication morphinique. Chez certains intoxiqués la mémoire disparaît tôt, chez d’autres elle subsiste assez longtemps ; mais chez tous cette faculté finit par sombrer. Dans tous les cas que nous avons pu observer, c’est un des premiers symptômes que remarque le malade. Et ce phénomène va s’accentuant avec les progrès de l’intoxication, et le morphinomane lui-même remarque bien cette aggravation. »

Il nous reste à dire la plus cruelle de toutes les pertes qu’il avait subies. La volonté s’était réveillée, mais elle n’était pas guérie et ne le fut jamais. Ce n’était plus le paralytique supplicié par l’angoisse, « qui voit entrer les assassins de ceux qu’il aime et ne peut faire un mouvement pour les secourir » ; c’était l’infirme qui fait deux pas avec des béquilles, n’en fera jamais trois et se sent incurable. Lui-même, et je ne sais rien au monde de plus humiliant, de plus désolant pour un honnête homme, — lui-même n’était plus qu’un malade, celui qui a le droit de renier en partie la responsabilité de ses actes, de réclamer aux lois et aux hommes un peu d’indulgence, parce qu’il n’est plus maître de lui. L’opium et la morphine marchent ici la main dans la main. « L’inertie morale, dit encore le docteur Pichon, forme… le fond du caractère chez le morphinique, et c’est à cette inertie qu’il doit de se laisser dominer par ses mauvais instincts, de ne pas résister à une mauvaise incitation de son esprit, alors

  1. Je dois dire que, d’après le Dr Ball, la mémoire, au contraire, ne serait pas « sérieusement affectée ». Voir la Morphinomanie (1885).