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Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/148

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de ne plus l’avoir et de le faire repartir. L’inquiétude qui pousse l’homme à changer de place sans raison lui paraissait monstrueuse : elle tue le rêve. Quand Thomas de Quincey se trouvait bien quelque part, il y restait, sourd à toutes les insinuations. On n’avait d’autre ressource que de l’attirer par ruse et adresse à la porte de la rue, où ses instincts de noctambule devenaient le salut. L’obscurité le fascinait. Il s’y élançait, et ne reparaissait chez lui que le lendemain. Nul n’a jamais su où il allait dans l’intervalle. Les paysans des environs d’Édimbourg prétendaient qu’il se promenait la nuit dans les bois avec une lanterne. On savait par lui-même qu’il aimait à coucher à la belle étoile ; il s’élevait fréquemment, avec chaleur et amertume, contre la « barbarie » et la « brutalité » de la loi anglaise, qui assimile les dormeurs en plein air à des vagabonds. Après une nuit passée dans un sillon, le petit garçon d’un de ses amis demanda deux sous à son père pour ce pauvre bonhomme plein d’herbe et de terre.

Il ne manquait pas de gens qui s’estimaient trop heureux de le garder, et non pas seulement pour s’en amuser ; on l’aimait. Quincey restait chez eux plusieurs jours ou quelques mois, selon les circonstances, puis il disparaissait comme il était venu, sans l’avoir projeté ni savoir pourquoi. C’était le plus doux et le plus poli des commensaux, mais non le moins embarrassant. À peine osait-on le perdre de vue. Il dévastait à présent les bibliothèques, lui, Thomas de Quincey, jadis impitoyable pour Wordsworth parce qu’il avait coupé un livre avec le couteau du beurre. Il arrachait dans une édition princeps le chapitre dont il avait besoin. Il écrivait ses articles sur les marges d’un livre de luxe. Il mettait une reliure de prix dans sa cuvette. L’opium en avait fait un Vandale, un monstre, à l’égard des livres, qu’il avait tant aimés. Un bibliophile lui avait