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Page:Barre - Le Symbolisme, 1911.djvu/73

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LES PRÉCURSEURS DU SYMBOLISME

exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement sur cette terre même d’un paradis révélé. Aussi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l’âme, enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est l’ivresse du cœur, et de la vérité qui est la nature de la raison. Car la passion est chose naturelle, trop naturelle même pour ne pas introduire un ton blessant, discordant dans le domaine de la beauté pure ; trop violente pour ne pas scandaliser les purs Désirs, les gracieuses Mélancolies et les nobles Désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la poésie. »

Cette poétique de l’artificiel explique les curiosités du rythme baudelairien. La musique est de tous les arts celui qui reproduit le mieux la sensation. Baudelaire introduit dans sa métrique des procédés musicaux. Il use de la ritournelle, c’est-à-dire qu’il aime dans le morceau poétique le retour d’un vers mélodieux ; il use de l’allitération, c’est-à-dire qu’il aime dans le vers le retour de certaines consonnes harmonieuses. Il dédaigne la rime plaie et lui préfère la rime entrecroisée, trouvant un charme pervers à briser momentanément l’accord de la note donnée pour la parfaire un peu plus tard. Dans le même dessein, il compose des vers immenses avec trois ou quatre mots polysyllabiques, dont la sonorité musicale prolonge indéfiniment la vibration de la rime [1]. Malgré ces efforts pour assouplir le rythme, il estime que la forme versifiée est encore trop rébarbative en comparaison des mélodies que le poète entend chanter dans son âme ; il conçoit que la prose est seule assez libre, assez fluide pour devenir entre les mains d’un artiste le meilleur vêtement plastique et harmonique de la sensation. « En feuilletant le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius

  1. Cf. au surplus la thèse de A. Cassagne, Versification et métrique de Charles Baudelaire. Paris, 1906, in-8o.