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LA FEMME DU DOCTEUR

D’une façon ou d’une autre, les Rêves d’un Étranger répondaient à ses rêveries, car ils appartenaient à cet autre monde brillant qu’elle ne devait jamais voir. Mais combien l’étranger était familier avec cette contrée enchanteresse, et avec quelle indifférence il parlait de fleurs de serre chaude, de diamants, de tapis d’hermine, et de coursiers arabes ! Elle lut et relut ces poèmes pendant les lourdes journées de juin, assise dans le vieux petit parloir lorsque la température ne permettait pas les excursions dans la campagne, et se levant de temps en temps pour étudier son profil dans la glace placée sur la cheminée, afin de s’assurer si elle ressemblait à l’une de ces créatures splendides, mais sans cœur, sur la tête desquelles l’étranger versait des torrents d’injures mélodieuses.

Quel était donc cet étranger ? Isabel avait fait cette question à Raymond, et la réponse l’avait un peu décontenancée. L’étranger était un hobereau du Midland, lui avait dit Raymond : et ce mot de « hobereau » ne faisait penser qu’à un homme à larges épaules et à visage rougeaud, vêtu d’un habit rouge, et chaussé de bottes à revers. Non, un gentilhomme campagnard ne pouvait être l’auteur de ces vers moitié mélancoliques, moitié sceptiques, de ces délicieuses élégies dédaigneuses sur l’inanité des jolies femmes et des choses en général ! Isabel s’était tracé à son usage le portrait de l’auteur, — elle avait fait son poète idéal, qui se levait dans sa gloire mélancolique et chassait de son souvenir le gentilhomme campagnard vêtu de rouge, lorsqu’elle s’asseyait ayant les Rêves d’un Étranger sur les genoux ou qu’elle griffonnait de faibles imitations de la poésie de ce gentleman sur le dos de vieilles enveloppes et autres fragments de papier de rebut.