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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/282

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LA FEMME DU DOCTEUR.

Elle ne fit donc aucun effort pour bannir de son esprit l’image de Lansdell. Si elle avait reconnu la nécessité d’un pareil effort, peut-être l’eût-elle fait. Mais elle pensait qu’il partirait, que sa vie reprendrait son niveau monotone et qu’il en serait comme si rien de tout cela n’avait existé.

Mais Lansdell ne quitta pas immédiatement Mordred. Une semaine seulement après la mémorable journée du Prieuré de Mordred, il se rendit au Roc de Thurston, et trouva Isabel assise sous le chêne, un livre sur les genoux. Elle se leva à son approche, légèrement effrayée, le visage animé, et les yeux baissés. Elle ne l’attendait pas. Les demi-dieux ne descendent pas souvent des nuages. Ce n’est qu’une seule fois qu’on peut voir Castor et Pollux aux prises dans une lutte mortelle. Mme Gilbert se rassit, rougissante et tremblante ; mais heureuse ! follement, indiciblement heureuse ! Roland s’assit à côté d’elle et entama la conversation.

Il ne fit pas la moindre allusion à cet évanouissement malencontreux qui avait gâté l’effet de son récit. Ce sujet, qui eût été excessivement embarrassant pour la femme du médecin, fut soigneusement évité par Lansdell. Il causa de toutes sortes de choses. Depuis dix ans c’était un flâneur, pur et simple, et il était passé maître dans l’art de causer. Aussi parla-t-il à cette enfant ignorante de livres, de tableaux, de villes étrangères, de gens célèbres, vivants ou morts, dont elle n’avait jamais entendu parler avant ce jour. Il paraissait connaître toutes choses, pensait Mme Gilbert. Il lui semblait qu’elle était devant les portes d’un nouveau pays des merveilles dont Lansdell avait les clefs et qu’il pouvait ouvrir à son gré lorsqu’il voudrait