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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/304

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LA FEMME DU DOCTEUR.

pelle que le dernier mot que cette douce créature prononça était qu’elle avait rempli son devoir envers son cher mari, et qu’elle n’avait jamais eu la moindre pensée qu’elle eût désiré cacher à lui ou au ciel.

Mme Gilbert s’agenouilla devant le rosier, le visage caché sous ses cheveux et les mains perdues dans le feuillage. Lorsqu’elle releva la tête, plusieurs minutes s’étaient écoulées et Jeffson était bien loin, binant les pommes de terre, en lui tournant le dos. Il ne lui avait rien dit de méchant ; il y avait même dans le ton de ses paroles comme une bonté et une tendresse qu’il lui avait rarement témoignées, une douceur triste qui lui remua le cœur.

Cette nuit-là elle rêva beaucoup à la mère de son mari, avec un profond respect, mais en même temps avec une nuance d’envie. Mme Gilbert n’avait-elle pas eu le bonheur de mourir jeune ? N’était-ce pas un privilège énorme de mourir ainsi et d’avoir pour cela la réputation d’avoir fait quelque chose de méritoire, quand il y avait tant de gens qui s’estimeraient heureux de mourir jeunes ? Isabel se disait cela avec quelque dépit. Autrefois, quand ses frères la malmenaient et que sa belle-mère la tançait au sujet de son peu de disposition à aller chercher le beurre ou engager les couverts, elle avait désiré mourir jeune, laissant un héritage de remords éternels à ses parents sans cœur. Mais les dieux l’avaient oubliée. Quelquefois elle avait gardé des bottines humides en revenant de chez le prêteur sur gages, par le mauvais temps, dans l’espérance qu’elle tomberait malade à la suite de cette imprudence. Elle s’était rêvée dans sa petite chambre de Camberwell, déclinant par degrés, à mesure que rougissaient ses pommettes, et suppliant sa belle-mère