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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/44

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LA FEMME DU DOCTEUR.

— Tu me parais au mieux avec elle ?

— Oui, nous sommes comme le frère et la sœur. Elle m’aide parfois dans mes travaux, c’est-à-dire qu’elle me suggère des idées dont je profite. Mais elle est romanesque au possible. Elle lit trop de romans.

— Trop de romans ?

— Oui. Ne crois pas que je veuille dire du mal des romans. Un roman est une chose excellente après une longue journée de travail, après une lutte pénible avec les réalités de la vie, après une course sur les terrains en friche de l’expérience, après un combat sérieux sur l’arène universelle. Qu’après cela on lise Ernest Maltravers, ou Eugène Aram, ou la Fiancée de Lammermoor, la douce fiction berce l’âme et lui donne le repos, comme la chanson de la nourrice endort l’enfant au berceau. Jamais homme ou femme de sens ne s’est gâté par la lecture des romans. Les romans ne sont dangereux que pour ces pauvres filles oisives, qui ne lisent que cela, et qui s’imaginent que leur existence doit être la paraphrase de leurs livres favoris. Ces jeunes filles-là ne daigneraient pas regarder un employé du gouvernement ayant trois cents livres d’appointements et des chances d’avancement, — dit Smith en montrant Isabel. — Elle attend une créature mélancolique sur l’âme de laquelle pèse un crime.

Ils traversèrent la pelouse et se dirigèrent vers le poirier sous lequel Isabel était assise. La nuit venait et son pâle visage et ses yeux noirs avaient une expression mystérieuse à cette heure crépusculaire. George pensait qu’elle avait tout ce qu’il fallait pour être une héroïne de roman et se sentit singulièrement gauche et vulgaire en se trouvant devant elle. Ses bras et ses jambes l’embarrassaient et il ne sa-