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Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/362

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— Oui, répondit Lamme piteuſement & tombant de sommeil à cauſe de l’excès de boiſſon & de nourriture.

— Tu fondras le plomb, dit Ulenſpiegel.

— Je fondrai le plomb, dit Lamme.

Lamme fondant son plomb & coulant ses balles, regardait d’un œil farouche le smitte Waſteele qui le forçait de veiller quand il tombait de sommeil. Il coulait les balles avec une colère silencieuſe, ayant grande envie de verſer le plomb fondu sur la tête du forgeron Waſteele. Mais il se retint. Vers la minuit, la rage le gagnant en même temps que l’excès de fatigue, il lui tint ce diſcours d’une voix sifflante, tandis que le smitte Waſteele avec Ulenſpiegel fourbiſſait patiemment des canons, arquebuſes & fers de lance :

— Te voilà, dit Lamme, maigre, pâle & chétif, croyant à la bonne foi des princes & des grands de la terre, & dédaignant, par un zèle exceſſif, ton corps, ton noble corps que tu laiſſes périr dans la miſère & l’abjection. Ce n’eſt pas pour cela que Dieu le fit avec dame Nature. Sais-tu que notre âme, qui eſt le souffle de vie, a beſoin, pour souffler, de fèves, de bœuf, de bière, de vin, de jambon, de sauciſſons, d’andouilles & de repos ; toi, tu vis de pain, d’eau & de veilles.

— D’où te vient cette abondance parlière ? demanda Ulenſpiegel.

— Il ne sait ce qu’il dit, répondit triſtement Waſteele.

Mais Lamme se fâchant :

— Je le sais mieux que toi. Je dis que nous sommes fous, moi, toi & Ulenſpiegel pareillement, de nous crever les yeux pour tous ces princes & grands de la terre, qui riraient fort de nous s’ils nous voyaient crevant de fatigue, ne point dormir pour fourbir des armes & fondre des balles à leur service. Tandis qu’ils boivent le vin de France & mangent les chapons d’Allemagne dans des hanaps d’or & des écuelles d’étain d’Angleterre, ils ne s’enquerront point si, pendant que nous cherchons en l’air Dieu, par la grâce duquel ils sont puiſſants ; leurs ennemis nous coupent les jambes de leur faux & nous jettent dans le puits de la mort. Eux, dans l’entre-temps, qui ne sont ni réformés, ni calviniſtes, ni luthériens, ni catholiques, mais sceptiques & doubteurs entièrement, achèteront, conquerront des principautés, mangeront le bien des moines, des abbés & des couvents, auront tout : vierges, femmes & filles-folles, & boiront dans leurs hanaps d’or à leur perpétuelle gaudiſſerie, à nos sempiternelles niaiſeries, folies, âneries, & aux sept péchés capitaux qu’ils commettent, ô smitte Waſteele, sous le nez maigre