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Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/365

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de ton enthouſiaſme. Regarde les champs, les prés, regarde les moiſſons, les vergers, les bœufs, l’or sortant de la terre ; regarde les fauves des forêts, les oiſeaux du ciel, les délicieux ortolans, les grives fines, la hure de sanglier, la cuiſſe du chevreuil : tout eſt à eux, chaſſe, pêche, terre, mer, tout. Et toi tu vis de pain & d’eau, & nous nous exterminons ici pour eux, sans dormir, sans manger & sans boire. Et quand nous serons morts, ils bailleront un coup de pied à nos charognes & diront à nos mères : « Faites-en d’autres, ceux-ci ne peuvent plus servir. »

Ulenſpiegel riait sans mot dire. Lamme soufflait d’indignation, mais Waſteele, parlant d’une voix douce :

— Tu parles légèrement, dit-il. Je ne vis point pour le jambon, la bière ni les ortolans, mais pour la victoire de la libre conſcience. Le prince de liberté fait comme moi. Il sacrifie ses biens, son repos & son bonheur pour chaſſer des Pays-Bas les bourreaux & la tyrannie. Fais comme lui & tâche de maigrir. Ce n’eſt point par le ventre que l’on sauve les peuples, mais par les fiers courages & les fatigues supportées juſqu’à la mort sans murmure. Et maintenant va te coucher, si tu as sommeil.

Mais Lamme ne le voulut point, étant honteux.

Et ils fourbirent des armes & fondirent des balles juſqu’au matin. Et ainſi pendant trois jours.

Puis ils partirent pour Gand, la nuit ; vendant des cages, des souricières & des olie-koekjes.

Et ils s’arrêtèrent à Meuleſtee, la villette des moulins, dont on voit partout les toits rouges, y convinrent de faire séparément leur métier & de se retrouver le soir avant le couvre-feu in de Zwaen, à l’auberge du Cygne.

Lamme vaguait par les rues de Gand vendant des olie-koekjes, prenant goût à ce métier, cherchant sa femme, vidant force pintes & mangeant sans ceſſe. Ulenſpiegel avait remis des lettres du prince à Jacob Scoelap, licencié en médecine, à Lieven Smet, tailleur de drap, à Jan de Wulfſchaeger, à Gillis Coorne, teinturier en incarnat, & à Jan de Rooſe, tuilier, qui lui donnèrent l’argent récolté par eux pour le prince, & lui dirent d’attendre encore quelques jours à Gand & aux environs, & qu’on lui en donnerait davantage.

Ceux-là ayant été pendus plus tard au Gibet-Neuf, pour héréſie, leurs corps furent enterrés au Champ de Potences, près la porte de Bruges.