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Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/300

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Ils peuvent l’attester ceux qui ont vu la première représentation d’Antony, et cette salle électrisée, folle, ivre, mettant à applaudir une fureur qu’on ne connaît plus maintenant et qu’il n’est pas donné aux claqueurs de contrefaire. Le Didier de Marion de Lorme, qui précéda Antony de quelques mois, a été une des belles créations de Bocage. Nous le voyons encore en son costume noir, austère, sérieux, plein de foi, livrant son cœur sans réserve à la courtisane qu’il croit pure, oubliant dans cet amour les malheurs de sa vie, puis se réveillant terrible, implacable, quand il apprend que Marie est Marion, et ne pouvant s’arracher de l’âme cette image adorée et maudite. Quels accents il trouvait pour rendre ces chocs de passions contraires, ces luttes de l’amour et du mépris, et surtout cette indignation de la sainte confiance trompée !

Dans le Buridan de la Tour de Nesle, Bocage réalisa la plus étrange figure peut-être du drame moderne avec une profondeur de pensée, une maîtrise de conduite, une intensité de vie et une puissance de fascination qu’on n’a pas égalées. Comme il serpentait à travers ce dédale d’événements fantastiques et mystérieux, dominant l’action, ayant toujours une riposte prête aux coups du sort, se relevant au moment où on le croyait écrasé, plein de sang-froid, d’aplomb et d’audace ! comme il était bien le capitaine d’aventures du moyen âge ! À ce mot, les réalistes sourient et murmurent : « La bonne lame de Tolède ! » — Eh bien, il est plus fa-