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Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/307

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un bal à Venise, je vous rends un souper à Ferrare. » Qui ne se souvient de cette phrase ? Sa voix stridente en scandait chaque syllabe avec une lenteur cruelle qui augmentait l’oppression des cœurs. C’était là de la vraie terreur, de la vraie passion, du vrai drame. En ce temps-là, pour jouer ces œuvres hardies, il y avait un quatuor sublime : Frederick Lemaître, Bocage, mademoiselle Georges, madame Dorval. Il n’en reste plus qu’un seul de ces fiers artistes, le plus grand peut-être, Frederick. Le siècle, en avançant, se dépeuple, et tous ces grands morts, nous ne voyons pas qui les remplacera dans l’avenir encore obscur ; car Rachel, cette flamme ardente dans ce corps frôle, est partie avant Georges.

Quoique appartenant à une autre génération, mademoiselle Georges a été notre contemporaine par ses succès dans le drame moderne ; elle avait quitté Eschyle pour Shakspeare — ce n’est pas là une défection — et s’était généreusement associée aux efforts de notre école. Elle nous a ébloui, ému, passionné ; elle a fait passer sur nous le grand souffle des terreurs tragiques. Son souvenir est lié à celui d’œuvres qui ont été les événements de notre jeunesse, et il nous semble qu’une partie de nous-même s’en aille avec elle. Ainsi, pièce à pièce, l’édifice où nous avons vécu s’écroule, et chaque pierre qui tombe porte un nom illustre suivi d’une épitaphe. Les représentants de nos anciens rêves s’évanouissent, nos interlocuteurs d’autrefois entrent dans l’éternel silence, nos types de beauté s’effacent ; nos amours,