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Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/383

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ment reconnaissable, sans contorsion et sans grimace d’originalité. Dans son premier volume, qui date de 1865 et qui porte le titre de Stances et Poëmes, les moindres pièces ont ce mérite d’être composées, d’avoir un commencement, un milieu et une fin, de tendre à un but, d’exprimer une idée précise. Un sonnet demande un plan comme un poëme épique, et ce qu’il y a de plus difficile à composer, en poésie comme en peinture, c’est une figure seule. Beaucoup d’auteurs oublient cette loi de l’art, et leurs œuvres s’en ressentent ; ni la perfection du style ni l’opulence des rimes ne rachètent cette faute. Dès les premières pages du livre on rencontre une pièce charmante, d’une fraîcheur d’idée et d’une délicatesse d’exécution qu’on ne saurait trop louer et qui est comme la note caractéristique du poëte : le Vase brisé. Un beau vase de cristal, où trempe un bouquet de verveine, a reçu un léger coup d’éventail, choc imperceptible que rien n’a révélé, et pourtant la fêlure, plus fine que le plus fin cheveu, s’étend et se prolonge. L’eau s’en va par cette fissure inaperçue, les fleurs altérées se dessèchent, penchent la tête et meurent. Quant au vase, il reste intact aux yeux de tous ; mais n’y touchez pas ! il se briserait. Sa blessure invisible pleure toujours. C’est bien là en effet la poésie de M. Sully-Prudhomme : un vase de cristal bien taillé et transparent où baigne une fleur et d’où l’eau s’échappe comme une larme. Les stances, qui commencent ainsi : « L’habitude est une étrangère, »