Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/149

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Je m’étourdissais, enragée de plaisir, faisant pincer les lèvres aux vieux amis, affirmant une indépendance prématurée de fille seule, évaporée. Jean devint jaloux. Nous vivions dans un enfer.

Alors, un matin, dans la rencontre d’un footing à l’entrée du Bois, avec le banal sourire qui accompagne le shakehand, je dis à Jean :

— Je ne viendrai plus.

Jean répondit, tout aimable et souriant, la fleur à la boutonnière :

— Vous avez raison, Jeanne, je vous tuerais. Le macadam luisait, semé de femmes élégantes, d’hommes saluant du chapeau de paille. Et les arbres étaient verts et paisibles. Jean continua sa route, et je rentrai chez moi.

Je fis un voyage. Excursions, montagnes, bateaux, dîners bruyants d’hôtels, ciels éclatants, tziganes et valses, trains hurlants ; un démon d’activité creuse me poussa éreintée, de ville en ville, d’hôtel en hôtel, fuyarde éperdue, jusqu’au retour silencieux dans la maison vide. Là, j’improvisai une entorse, une douleur vague qui me tenait à la chaise-longue. Je goûtai un calme indolent de gynécée, fatiguée de lire et de penser. Colette vint me voir. Elle me parla de Jean. Et je sentis, sous les doubles soigneux de ma volonté entassée, mon cœur qui faisait mal.