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Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/22

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y mettre la main, ses ongles brillants se tendent, s’agitent, elle reste hypnotisée par ce trou noir perçant la jambe très blanche étendue sur le lit. Du reste, la petite plaie ronde, cautérisée par la rapidité de la balle, et qu’une compresse d’eau boriquée suffirait à guérir, se remet bellement. Nine est atterrée quand le médecin beau garçon y jette des yeux distraits, au cours de sa ronde quotidienne. Cependant son blessé ne parle pas, ne demande rien. Elle a beau le questionner, le supplier, l’admonester, il ne réclame aucun soin, il reste coi, à la suivre du regard. Nine est belle : un front et les yeux d’une vierge, au beau fixe, bleu et blanc comme le ciel ; et, sous le petit nez frondeur, une bouche de sang et de réalité. Le blessé la regarde. C’est un volontaire de quarante ans, un solitaire, un lettré, rat de bibliothèque, professant dans une chaire de province. Les femmes ne l’ont guère occupé, après une courte jeunesse d’orage vite calmée par d’autres soucis : une mère veuve, des frères à placer, une charge sérieuse pesant aux épaules ; puis, tout casé, établi, les études l’avaient accaparé, il avait perdu l’habitude du reste. Et tout d’un coup, un ressaut terrible de vie l’avait enlevé à lui-même, jeté à l’action, à la violence, devant son pays éventré ; il en était demeuré ivre, pendant ces courtes journées