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Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/46

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le pauvre monde, et pour envoyer des garçons au front, et pour faire enrager les Allemands. Elles ne sont pas embarrassées, allez. Après, elles sont en prison comme nous. Mais ce n’est pas la même affaire. On sent ça. Elles marchent sur le pavement comme sur un tapis, et leurs yeux regardent si haut qu’on croirait qu’il n’y a pas de plafond à la cellule.

Moi, Mademoiselle, je suis en prison pour avoir crié après les Allemands.

Mademoiselle croit que mon cas n’est pas grave ? Mais qu’est-ce qu’il faut faire alors, une femme comme moi, c’est difficile, pour rester ici ! Je suis contente de rester ici. Je suis contente d’être sur une chaise, et de rester ici. Je n’ai plus de goût à la vie, Mademoiselle. Que mon commerce reste là, ça m’est égal. Un commerce de boules et de crème à la glace que je tiens. Si je sors d’ici, je ne suis pas pour le reprendre. On est trop tranquille, Mademoiselle. Les cadets qui entrent déposer leur cens sont si petits qu’ils ne vous dérangent pas de penser. C’est les idées dont j’ai peur. Et puis, Mademoiselle, quelquefois un gris passe devant la vitrine, et s’arrête en bouffant sa grosse pipe pour regarder les boules et le caliche. Je ne sais plus voir ça : j’ai peur, Mademoiselle ; on pourrait faire un mauvais coup sans savoir. Et il y en a peut-être