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Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/86

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au sable où elle demeure, énorme, rebondie, toute noire dans le soir irisé.

— Oh ! là là ! dit Céline.

Elle a peur, et pourtant s’avance à petits pas, émue et curieuse.

C’est un noyé, gonflé comme un ballon, que la mer rejette. Il gît sur le dos, bombant son ventre grotesque, les deux bras ouverts, avec de grosses mains blanches aux doigts boudinés, crevant aux jointures. La tête, saturée d’eau, garde la bouche grande ouverte, une bouche d’éphèbe à peine ourlée de duvet, et, à la tempe, dans les cheveux blonds que l’eau frise, un trou saigne un lent sang pâle, avarement.

— Que c’est laid ! dit Céline.

Elle frémit de dégoût, penchée pour mieux voir, mouillant ses souliers blancs qui lentement s’enfoncent dans le sable traître.

— Tu vois, c’est un soldat belge, dit Victor, baissé aussi et touchant les boutons. Il venait d’Angleterre, engagé de frais, pour aller se battre. Il a un uniforme tout neuf. Ils l’ont torpillé.

Il ajoute, hochant une tête réfléchie :

— Tu vois comme c’est dangereux !

Dans le jour mauve, les yeux du noyé sont restés grands ouverts, des yeux bleus écarquillés, aux iris brisés, hachés par l’eau, qui saillent du