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Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/94

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enfants. Le château où elle vit lui ressemble ; rien ne rit autour de sa gravité ; une règle inflexible la courbe et courbe tout autour d’elle. Levée à l’aube, agenouillée dans l’antique chapelle, elle communie pieusement, et la journée ensuite allonge ses heures méthodiques.

Le respect qui l’entoure lui est nécessaire et naturel, comme la magnificence de ses salles, la grandeur de son parc, la prospérité de ses fermes. Malgré sa beauté, les hommes ne lui ont pas parlé d’amour ; ils n’y ont pas songé. On l’a mariée à vingt ans à un inconnu qu’elle a aimé avec obéissance et foi. Toute sa vie sans rides n’a pas eu un frisson.

Mais, la guerre venue, l’ennemi signalé sur le sol de son pays, elle a tressailli ; une flamme a jailli en elle ; son cœur s’est réveillé comme au bruit d’un tocsin ; et le frisson, enfin, l’a parcourue comme une ivresse, comme une révélation épouvantable et lumineuse ; la violence de son être ignoré l’a éblouie. Sa féminité qui la gardait prisonnière au logis brusquement lui a fait horreur. Seule holocauste permise à ses faibles bras, elle a donné ivrement à la patrie menacée son époux vieillissant et son fils encore enfant. Et elle est restée seule dans le château désert avec ses trois petits, frémissant déjà comme leur mère