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Page:Goethe-Nerval - Faust Garnier.djvu/458

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d’abord, malgré sa mine sombre. Sa chevelure noire et épaisse, séparée sur son front, se répandait des deux côtés en une profusion de petites boucles, ce qui lui donnait quelque ressemblance avec les portraits de Rubens. Quand il se fut débarrassé de son vaste manteau, je m’aperçus qu’il était vêtu d’un kurtka noir avec des tresses nombreuses ; mais ce qui me surprit davantage, c’est qu’il portait, par-dessus ses bottes, de fort belles pantoufles. Je remarquai cela pendant qu’il secouait sa pipe, fumée en cinq minutes. Notre conversation avait peine à se lier ; l’étranger semblait très-préoccupé d’un grand nombre de plantes singulières qu’il avait tirées d’un étui, et qu’il examinait avec soin. Je lui témoignai mon étonnement de voir d’aussi belles plantes, et lui demandai, comme elles paraissaient toutes fraîches, s’il les avait recueillies au jardin botanique ou chez Boucher. Il sourit d’une manière assez étrange et répondit :

« Vous ne me paraissez pas fort sur la botanique ; autrement, vous ne m’auriez point aussi… »

Il hésita ; j’ajoutai à demi-voix :

« Sottement…

— Questionné, termina-t-il d’un ton de franchise bienveillante. Vous auriez, poursuivit-il, reconnu, du premier coup d’œil, que ce sont là des plantes alpestres qui ne croissent que sur le Chimboraço. »

L’étranger prononça ces mots presque à voix basse ; je te laisse à penser s’ils me causèrent une singulière émotion. Les questions expiraient sur mes lèvres ; mais une sorte de pressentiment s’élevait en moi, et je me figurai que, si je n’avais pas vu souvent l’étranger, je l’avais du moins rêvé.

On frappa de nouveau à la fenêtre ; l’hôte ouvrit, et une voix cria :

« Ayez la bonté de couvrir votre miroir !

— Ah ! ah ! dit l’hôte, c’est le général Souvorov, qui vient bien tard ! »

L’hôte couvrit son miroir, et aussitôt sauta, avec une rapidité assez maladroite, ou mieux avec une légèreté