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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/197

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Ce lundi, cinq heures du matin [20 mai].

Comment peux-tu, Adèle, me dire que je ne suis plus heureux de t’écrire, moi qui y passerais, si j’osais, tous les moments que je ne puis passer près de toi, afin de ne faire que changer de bonheur. Je ne puis croire en vérité que ce reproche soit sérieux de ta part. Faut-il tout te dire ? C’est pour moi une jouissance si vive de t’écrire qu’ensuite tout travail me devient insipide et à peu près impossible. D’une émotion si douce et si profonde, comment veux-tu que je passe froidement à des émotions étrangères ? Comment veux-tu que je songe à peindre des félicités ou des maux imaginaires, quand je suis encore plein de ma propre tristesse ou de ma propre joie ? Ne m’accuse pas, mon Adèle ; tu ne connais pas ce supplice singulier d’appliquer violemment son imagination à mille choses différentes et indifférentes quand notre être tout entier est invinciblement absorbé dans un seul souvenir et dans une seule pensée. À la vérité, c’est toujours à toi que je ramène tous mes ouvrages, c’est toujours de toi que descendent toutes mes inspirations ; mais si ton image préside à toutes mes idées, la nature nécessairement variée de ces idées fait souvent qu’elle ne peut y présider que de loin, et cela ne me suffit qu’à moitié. Maintenant, chère amie, ne va pas me gronder de toutes ces confidences et surtout ne me fais plus le plus injuste de tous les reproches, celui de ne pas trouver de bonheur à la chose qui après ta vue m’en procure le plus au monde. Ô mon Adèle, quand donc croiras-tu à tout mon amour ?

Tu me rappelais dans ta dernière lettre qu’il y avait longtemps que je ne t’avais parlé de m’écrire[1]. Ce silence qui me coûtait beaucoup venait uniquement de ce que, sachant qu’ici tu es constamment avec ta mère, je craignais de te paraître inutilement importun. Je ne te cacherai pas que ta plainte, quoique non fondée, m’a fait plaisir ; j’ai vu avec joie que tu avais remarqué ce qui m’avait été si pénible ; et j’avoue que j’aurais été vivement affligé si tu avais passé trois semaines sans m’écrire et sans t’en apercevoir. Moi-même, en t’écrivant, je me laisse en ce moment entraîner

  1. « ... Il y a longtemps que je n’ai joui du bonheur de t’écrire, et j’avoue que je t’aurais écrit déjà si je n’avais craint de t’ennuyer de mes lettres. Ce que je dis t’étonnera sans doute, mais j’étais affligée de voir que tu ne me parlais pas de t’écrire. » (Lettre reçue le 18 mai 1822.)