Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/142

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
122
LE RHIN.

cuivre et le plomb de Linz, les pierres de taille de Kœnigswinter, les laines et les soieries de Cologne ; et il accomplit majestueusement à travers l’Europe, selon la volonté de Dieu, sa double fonction de fleuve de la guerre et de fleuve de la paix, ayant sans interruption, sur la double rangée de collines qui encaisse la plus notable partie de son cours, d’un côté des chênes, de l’autre des vignes, c’est-à-dire d’un côté le nord, de l’autre le midi, d’un côté la force, de l’autre la joie.

Pour Homère, le Rhin n’existait pas. C’était un des fleuves probables, mais inconnus, de ce sombre pays des cimmériens sur lesquels il pleut sans cesse et qui ne voient jamais le soleil. Pour Virgile, ce n’était pas le fleuve inconnu, mais le fleuve glacé. Frigora Rheni. Pour Shakespeare, c’est le beau Rhin ; beautiful Rhine. Pour nous, jusqu’au jour où le Rhin sera la question de l’Europe, c’est l’excursion pittoresque à la mode, la promenade des désœuvrés d’Ems, de Bade et de Spa.

Pétrarque est venu à Aix-la-Chapelle, mais je ne crois pas qu’il ait parlé du Rhin.

La géographie donne, avec cette volonté inflexible des pentes, des bassins et des versants que tous les congrès du monde ne peuvent contrarier longtemps, la géographie donne la rive gauche du Rhin à la France. La divine providence lui a donné trois fois les deux rives ; sous Pépin le Bref, sous Charlemagne et sous Napoléon.

L’empire de Pépin le Bref était à cheval sur le Rhin. Il comprenait la France proprement dite, moins l’Aquitaine et la Gascogne, et l’Allemagne proprement dite, jusqu’aux pays des bavarois exclusivement.

L’empire de Charlemagne était deux fois plus grand que ne l’a été l’empire de Napoléon.

Il est vrai, et ceci est considérable, que Napoléon avait trois empires, ou, pour mieux dire, était empereur de trois façons ; immédiatement et directement, de l’empire français ; médiatement et par ses frères, de l’Espagne, de l’Italie, de la Westphalie et de la Hollande, royaumes dont il avait fait les contre-forts de l’empire central ; moralement et par droit de suprématie, de l’Europe, qui n’était plus que la base, de jour en jour plus envahie, de son prodigieux édifice.

Compris de cette manière, l’empire de Napoléon égalait au moins celui de Charlemagne.

Charlemagne, dont l’empire avait le même centre et le même mode de génération que l’empire de Napoléon, prit et aggloméra autour de l’héritage de Pépin le Bref la Saxe jusqu’à l’Elbe, la Germanie jusqu’à la Saal, l’Esclavonie jusqu’au Danube, la Dalmatie jusqu’aux bouches du Cattaro, l’Italie jusqu’à Gaëte, l’Espagne jusqu’à l’Èbre.