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HEIDELBERG.

de grands coloristes. Avec le temps, le grès rouge s’est rouillé et le grès blanc s’est doré. De ces deux façades, l’une, celle de Frédéric IV, est toute sévère ; l’autre, celle d’Othon-Henri, est toute charmante. La première est historique, la seconde est fabuleuse. Charlemagne domine l’une, Jupiter domine l’autre.

Plus on contemple ces deux palais juxtaposés, plus on pénètre dans leurs merveilleux détails, plus la tristesse vous gagne. Étrange destinée des chefs-d’œuvre de marbre et de pierre ! un stupide passant les défigure, un absurde boulet les anéantit, et ce ne sont pas les artistes, ce sont les rois qui y attachent leurs noms. Personne ne sait aujourd’hui comment s’appelaient les divins hommes qui ont bâti et sculpté la muraille de Heidelberg. Il y a là de la renommée pour dix grands artistes qui flotte au-dessus de cette illustre ruine sans pouvoir se fixer sur des noms. Un Boccador inconnu a inventé le palais de Frédéric IV ; un Primatice ignoré a composé la façade d’Othon-Henri ; un César Césariano perdu dans l’ombre a dessiné les pures ogives à triangle équilatéral du manoir de Louis V. Voici des arabesques de Raphaël, voici des figurines de Benvenuto. Les ténèbres couvrent tout cela. Bientôt ces poëmes de marbre mourront, les poëtes sont déjà morts. Ne le pensez-vous pas, Louis ? le plus amer des dénis de justice, c’est le déni de gloire, c’est l’oubli.

Pour qui ont-ils donc travaillé, ces admirables hommes ? Hélas ! pour le vent qui souffle, pour l’herbe qui pousse, pour le lierre qui vient comparer ses feuillages aux leurs, pour l’hirondelle qui passe, pour la pluie qui tombe, pour la nuit qui descend.

Une chose singulière, c’est que les trois ou quatre bombardements qui ont labouré ces deux façades ne les ont pas ravagées toutes les deux de la même manière. Sur le frontispice d’Othon-Henri, ils n’ont guère brisé que des corniches ou des architraves. Les olympiens immortels qui l’habitent n’ont pas souffert. Ni Hercule, ni Minerve, ni Hébé, n’ont été touchés. Les boulets et les pots-à-feu se sont croisés, sans les atteindre, autour de ces statues invulnérables. Tout au contraire, les seize chevaliers couronnés qui ont des têtes de lions pour genouillères et qui font si vaillante contenance sur le palais de Frédéric IV, ont été traités par les bombes en gens de guerre. Presque tous ont été blessés. Othon, l’empereur, a été balafré au visage ; Othon, le roi de Hongrie, a eu la jambe gauche fracassée ; Othon-Henri, le palatin, a eu la main emportée. Une balle a défiguré Frédéric le Pieux. Un éclat de bombe a coupé en deux Frédéric II, et a cassé les reins à Jean-Casimir. Dans ces assauts, celui qui commence en haut, près du ciel, cette royale série de statues, Charlemagne, a perdu son globe, et celui qui la termine en bas, Frédéric IV, a perdu son sceptre.