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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/519

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RELIQUAT DU RHIN.

et les triboques dont les casques difformes semblaient des monstres accroupis, la gueule ouverte, sur la tête des combattants, les chérusques qui avaient de longues lances et des jambières de cuir, à cause des marais de l’Yssel, et les marcomans, les terribles et naïfs marcomans pour lesquels les rugissements n’étaient qu’aboiements et qui avaient pris les lions de Marc-Aurèle pour des chiens sauvages. C’étaient ces mêmes multitudes qui jadis avaient défilé six jours durant devant le camp de Marius. À ces hordes étaient mêlés des soldats romains, car de tout temps les barbares ont eu cet instinct qu’ont encore aujourd’hui les arabes d’Abd-el-Kader d’attirer à eux des traîtres qui leur enseignent la guerre régulière et leur livrent les secrets du camp. Avant la bataille d’Idistavisus, Arminius offrait à chaque transfuge romain deux cents sesterces par jour.

Les vétérans se défendirent vaillamment. Ils barricadèrent la porte Decumana près de laquelle se tenait la dixième légion, ils ouvrirent la porte Pretoria par laquelle on allait à l’ennemi, et ils firent une sortie. D’assaillis ils devinrent assaillants. Deux cohortes veillaient sur les deux autres portes destinées à la retraite dans la construction de tout camp romain. Mais les romains n’étaient qu’une poignée, les germains étaient une foule, foule aveugle et terrible au milieu de laquelle la tactique des vétérans se brisait comme le navire dans l’Océan. Les forêts vomissaient à chaque instant de nouvelles hordes, et rien que sous le piétinement de cette effrayante cohue, avant que le soleil fût couché, Victoria avait disparu.

La destruction fut complète. Pas un habitant de la ville ne survécut, pas un ducena, pas un centurion, pas un soldat, pas une femme, pas un enfant. Ce fut comme un engloutissement. Il sembla que la vieille terre germanique s’était brusquement ouverte sous la cité romaine, puis s’était refermée sur elle.

Ce sombre événement troubla Rome. La lueur qu’il jeta dans cette époque crépusculaire éclaira, en quelque sorte, un moment pour elle les vagues et effrayantes perspectives de l’avenir. Elle en resta longtemps pensive, et, comme elle faisait toujours dans les catastrophes significatives, soit terreur, soit fierté, elle garda le silence. Victoria parut abolie de son souvenir comme elle était effacée du sol. Orose, Œlius Spartianus, Ammien Marcellin en parlèrent à peine. Il semble que Rome ait recommandé aux historiens de ne rien dire. Je me rappelle que moi-même, visitant dans le lieu même où fut Victoria la collection d’antiquités romaines du prince régnant de Wied-Neuwied, après avoir parcouru cet entassement d’objets de toutes sortes mutilés par la victoire la plus outrageante et la plus haineuse qui jamais peut-être ait foulé aux pieds une ville, ustensiles de toute nature, quincailleries romaines à peu près pareilles aux nôtres, poteries, vaisselles, outils, armes, bijoux de femmes, après avoir noté dans cet encombrement des statuettes de Mars et de la Fortune ployées et rompues, l’image d’argent d’un empereur romain, le pied sur la tête d’un germain, l’écusson d’une enseigne, des encriers et des styles, et y avoir retrouvé l’idole de bronze des quatorze vétérans, tout ému de cette grande chute et de cette grande humiliation, j’arrivai, de relique en relique, à la bague d’un chevalier romain. C’était un anneau à sceller, doré, avec une pierre gravée ; je le retournai, et sur la pierre je vis une figure d’Harpocrate, le doigt sur la bouche, qui paraissait me dire : tais-toi !