Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/196

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Il paraît certain que la caverne traverse toute la montagne et va aboutir de l’autre côté, au-dessous de l’Alpe de Temlis, à une ouverture qu’on nomme le trou de la Lune (parce que, dit Ebel, on y trouve beaucoup de lait de lune).

Ne pouvant escalader la muraille de six cents pieds de haut, on a essayé de tourner la statue et d’entrer dans son repaire par le trou de la Lune. Ce trou a seize pieds de diamètre dans un sens et neuf dans l’autre. Il en sort un vent de glace et un torrent. C’était déjà fort dangereux. On s’est aventuré pourtant. On a traversé à tâtons des salles voûtées, on a rampé à plat ventre sous des plafonds horribles pêle-mêle avec des ruisseaux. Peines perdues. Personne n’a pu pénétrer jusqu’à la statue. Elle est toujours là, intacte dans le sens étroit du mot, contemplant l’abîme, gardant la caverne, exécutant sa consigne et rêvant à l’ouvrier mystérieux qui la taillée, Les gens de la montagne appellent cette figure saint-Dominique.

Le moyen-âge et le seizième siècle ont été préoccupés du Pilate autant que du Mont-Blanc. Aujourd’hui personne n’y songe. Le Rigi est à la mode. Les sombres superstitions du mont Pilate sont tombées dans les bonnes femmes et y croupissent. Le sommet n’est plus redouté que parce qu’il est malaisé d’y monter. Le général Pfiffor y a fait des observations barométriques et affirme qu’avec une lunette on y voit le Munster de Strasbourg.

Une singulière peuplade de bergers s’y est cantonnée et y habite. Ce sont des hommes oisifs, forts et simples, lesquels vivent centenaires et méprisent profondément les fourmis humaines qui sont dans la plaine.

Cependant il y a encore à Lucerne de vieilles lois qui défendent de jeter des pierres dans le petit lac qui est au sommet du Pilate, par ce motif fantastique qu’un caillou en fait sortir une trombe, et que, pour une pierre qu’on lui jette, ce lac rend un orage qui couvre toute la Suisse.

Depuis cent ans, tout terrible qu’il est, le mont Pilate s’est couvert de pâturages. Ainsi ce n’est pas seulement une montagne formidable, c’est une énorme mamelle qui nourrit quatre mille vaches. Cela fait un orchestre de quatre mille clochettes que j’écoute en ce moment.

Voici l’histoire de ces vaches des Alpes. Une vache coûte quatre cents francs, s’afferme de soixante-dix à quatrevingts francs par an, broute six ans dans les montagnes, fait six veaux ; puis, maigre, épuisée, exténuée, quand elle a donné toute sa substance dans son lait, le vacher la cède au boucher ; elle passe le Saint-Gothard, redescend les Alpes par le versant méridional, et devient bœuf dans la marmite suspecte des auberges d’Italie.

Du reste, si cela continue, le miraculeux mont Pilate se fera prosaïque comme une cathédrale badigeonnée. Une compagnie française a acheté