Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/305

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descendra au niveau des sables, puis disparaîtra. Le sol tend à s’enfoncer sous elle et à l’engloutir comme il a englouti la voie militaire faite par Brutus qui allait du cap Breton, Caput Bruti, à Boïos, aujourd’hui Buch, et l’autre voie, ouvrage de César, qui traversait Gamarde, Saint-Géours et Saint-Michel de Jouarare.

Je note en passant que ces deux mots, Jovis ara, ara Jovis, ont engendre bien des noms de villes, lesquels, bien qu’ayant la même origine, ne se ressemblent guère aujourd’hui, depuis Jouarre en Champagne et Jouarare dans les Landes jusqu’à Aranjuez en Espagne.

De Roquefort à Tartas, les pins font place à une foule d’autres arbres. Une végétation variée et puissante s’empare des plaines et des collines, et la route court à travers un jardin ravissant. On passe, à chaque instant, sur de vieux ponts à arches ogives, de charmantes rivières. D’abord la Douze, puis le Midou, puis la Midouze, formée, comme le nom l’indique, de la Douze et du Alidou, puis l’Adour. La syllabe dour ou dou, qui se retrouve dans tous ces noms, vient évidemment du mot celte our qui signifie cours d’eau.

Toutes ces rivières sont profondément encaissées, limpides, vertes, gaies. Les jeunes filles battent le linge au bord de l’eau ; les chardonnerets chantent dans les buissons ; une vie heureuse respire dans cette douce nature.

Cependant, par moments, entre deux branches d’arbre que le vent écarte joyeusement, on aperçoit au loin à l’horizon les bruyères et les piñadas voilées par les rougeurs du couchant, et l’on se souvient qu’on est dans les Landes. On songe qu’au delà de ce riant jardin, semé de toutes ces jolies villes, Roquefort, Mont-de-Marsan, Tartas, coupé de toutes ces fraîches rivières, l’Adour, la Douze, le Midou, à quelques heures de marche, est la forêt, puis au delà de la forêt la bruyère, la lande, le désert, sombre solitude où la cigale chante, où l’oiseau se tait, où toute habitation humaine disparaît, et que traversent silencieusement, à de longs intervalles, des caravanes de grands bœufs vêtus de linceuls blancs ; on se dit qu’au delà de ces solitudes de sable sont les étangs, solitudes d’eau, Sanguinet, Parentis, Mimizan, Léon, Biscarosse, avec leur fauve population de loups, de putois, de sangliers et d’écureuils, avec leur végétation inextricable, surier, laurier franc, robinier, cyste à feuilles de sauge, houx énormes, aubépines gigantesques, ajoncs de vingt pieds de haut, avec leurs forêts vierges où l’on ne peut s’aventurer sans une hache et une boussole ; on se représente au milieu de ces bois immenses le grand Cassou, ce chêne mystérieux dont le branchage hideux secoue sur toute la contrée les superstitions et les terreurs. On pense qu’au delà des étangs il y a les dunes, montagnes de sable qui marchent, qui chassent les étangs devant elles, qui engloutissent les piñadas,