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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/211

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langue parlent-ils ? Quels livres ont-ils dans les mains ? Quels noms savent-ils par cœur ? Quelle est l’affiche collée sur le mur de leurs théâtres ? Quelle forme ont leurs arts, leurs lois, leurs mœurs, leurs vêtements, leurs plaisirs, leurs modes ? Quelle est la grande date pour eux comme pour nous ? 89 ! S’ils ôtent la France de leur âme, que leur reste-t-il ? O peuple ! fût-elle tombée et tombée à jamais, est-ce qu’on méprise la Grèce ? est-ce qu’on méprise l’Italie ? est-ce qu’on méprise la France ? Regardez ces mamelles, c’est votre nourrice. Regardez ce ventre, c’est votre mère.

Si elle dort, si elle est en léthargie, silence et chapeau bas. Si elle est morte, à genoux !

Les exilés sont épars ; la destinée a des souffles qui dispersent les hommes comme une poignée de cendres. Les uns sont en Belgique, en Piémont, en Suisse, où ils n’ont pas la liberté ; les autres sont à Londres, où ils n’ont pas de toit. Celui-ci, paysan, a été arraché à son clos natal ; celui-ci, soldat, n’a plus que le tronçon de son épée qu’on a brisée dans sa main ; celui-ci, ouvrier, ignore la langue du pays, il est sans vêtements et sans souliers, il ne sait pas s’il mangera demain ; celui-ci a quitté une femme et des enfants, groupe bien-aimé, but de son labeur, joie de sa vie ; celui-ci a une vieille mère en cheveux blancs qui le pleure ; celui-là a un vieux père qui mourra sans l’avoir revu ; cet autre aimait, il a laissé derrière lui quelque être adoré qui l’oubliera ; ils lèvent la tête, ils se tendent la main les uns aux autres, ils sourient ; il n’est pas de peuple qui ne se range sur leur passage avec respect et qui ne contemple avec un attendrissement profond, comme un des plus beaux spectacles que le sort puisse donner aux hommes, toutes ces consciences sereines, tous ces cœurs brisés.

Ils souffrent, il se taisent ; en eux le citoyen a immolé l’homme ; ils regardent fixement l’adversité, ils ne crient même pas sous la verge impitoyable du malheur : Civis romattm sum ! Mais le soir, quand on rêve, — quand tout dans la ville étrangère se revêt de tristesse, car ce qui semble froid le jour devient funèbre au crépuscule, — mais la nuit, quand on ne dort pas, les âmes les plus stoïques s’ouvrent au deuil et à l’accablement. Où sont les petits enfants ? qui leur donnera du pain ? qui leur donnera le baiser de leur père ? où est la femme ? où est la mère ? où est le frère ? où sont-ils tous ? Et ces chansons qu’on entendait le soir dans sa langue natale, où sont-elles ? où est le bois, l’arbre, le sentier, le toit plein de nids, le clocher entouré de tombes ? où est la rue, où est le faubourg, le réverbère allumé devant votre porte, les amis, l’atelier, le métier, le travail accoutumé ? Et les meubles vendus à la criée, l’encan envahissant le sanctuaire domestique ! Oh ! que d’adieux éternels ! Détruit, mort, jeté aux quatre vents, cet être moral qu’on appelle le foyer de famille et qui ne se compose pas