Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/286

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l’armée ; c’est une effigie contrefaite, moins or que plomb ; et, certes, les soldats français ne nous rendront pas en rébellions, en atrocités, en massacres, en attentats, en trahisons, la monnaie de ce faux Napoléon. S’il essayait une coquinerie, il avorterait. Pas un régiment ne bougerait. Mais d’ailleurs pourquoi essayerait-il ? Sans doute, il a des côtés louches ; mais pourquoi le supposer absolument scélérat ? De si extrêmes attentats le dépassent ; il en est matériellement incapable ; pourquoi l’en supposer capable moralement ? Ne s’est-il pas lié sur l’honneur ? N’a-t-il pas dit : Personne en Europe ne doute de ma parole ? Ne craignons rien. — Sur quoi l’on pouvait répliquer : Les crimes sont faits grandement ou petitement ; dans le premier cas, on est César ; dans le second cas, on est Mandrin. César passe le Rubicon, Mandrin enjambe l’égout. – Mais les hommes sages intervenaient : Ne nous donnons pas le tort des conjectures offensantes. Cet homme a été exilé et malheureux ; l’exil éclaire, le malheur corrige.

Louis Bonaparte de son côté protestait énergiquement. Les faits à sa décharge abondaient. Pourquoi ne serait-il pas de bonne foi ? Il avait pris de remarquables engagements. Vers la fin d’octobre 1848, étant candidat à la présidence, il était allé voir rue de la Tour d’Auvergne, n° 37, quelqu’un à qui il avait dit : – Je viens m’expliquer avec vous. On me calomnie. Est-ce que je vous fais l’effet d’un insensé ? On suppose que je voudrais recommencer Napoléon ? Il y a deux hommes qu’une grande ambition peut se proposer pour modèles : Napoléon et Washington. L’un est un homme de génie, l’autre est un homme de vertu. Il est absurde de se dire : je serai un homme de génie ; il est honnête de se dire : je serai un homme de vertu. Qu’est-ce qui dépend de nous ? Qu’est-ce que nous pouvons par notre volonté ? Être un génie ? Non. Être une probité ? Oui. Avoir du génie n’est pas un but possible ; avoir de la probité en est un. Et que pourrais-je recommencer de Napoléon ? une seule chose. Un crime. La belle ambition ! Pourquoi me supposer fou ? La République étant donnée, je ne suis pas un grand homme, je ne copierai pas Napoléon ; mais je suis un honnête homme, j’imiterai Washington. Mon nom, le nom de Bonaparte, sera sur deux pages de l’Histoire de France : dans la première, il y aura le crime et la gloire, dans la seconde, il y aura la probité et l’honneur. Et la seconde vaudra peut-être la première. Pourquoi ? parce que si Napoléon est plus grand, Washington est meilleur. Entre le héros coupable et le bon citoyen, je choisis le bon citoyen. Telle est mon ambition.

De 1848 à 1851 trois années s’étaient écoulées. On avait longtemps soupçonné Louis Bonaparte ; mais le soupçon prolongé déconcerte l’intelligence et s’use par sa durée inutile. Louis Bonaparte avait eu des ministres doubles, comme Magne et Rouher ; mais il avait eu aussi des ministres simples, comme Léon