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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome II.djvu/159

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ABBAS BEATI MARTINI.

— Sur mon âme, dit enfin Claude en lui serrant la main, je suis aise de vous voir en si grande santé.

— Merci, maître Claude.

— À propos, s’écria dom Claude, comment va votre royal malade ?

— Il ne paie pas assez son médecin, répondit le docteur en jetant un regard de côté à son compagnon.

— Vous trouvez, compère Coictier ? dit le compagnon.

Cette parole, prononcée du ton de la surprise et du reproche, ramena sur ce personnage inconnu l’attention de l’archidiacre qui, à vrai dire, ne s’en était pas complètement détournée un seul moment depuis que cet étranger avait franchi le seuil de la cellule. Il avait même fallu les mille raisons qu’il avait de ménager le docteur Jacques Coictier, le tout-puissant médecin du roi Louis XI, pour qu’il le reçût ainsi accompagné. Aussi sa mine n’eut-elle rien de bien cordial quand Jacques Coictier lui dit :

— À propos, dom Claude, je vous amène un confrère qui vous a voulu voir sur votre renommée.

— Monsieur est de la science ? demanda l’archidiacre en fixant sur le compagnon de Coictier son œil pénétrant. Il ne trouva pas sous les sourcils de l’inconnu un regard moins perçant et moins défiant que le sien.

C’était, autant que la faible clarté de la lampe permettait d’en juger, un vieillard d’environ soixante ans et de moyenne taille, qui paraissait assez malade et cassé. Son profil, quoique d’une ligne très bourgeoise, avait quelque chose de puissant et de sévère, sa prunelle étincelait sous une arcade sourcilière très profonde comme une lumière au fond d’un antre ; et sous le bonnet rabattu qui lui tombait sur le nez on sentait tourner les larges plans d’un front de génie.

Il se chargea de répondre lui-même à la question de l’archidiacre.

— Révérend maître, dit-il d’une voix grave, votre renom est venu jusqu’à moi, et j’ai voulu vous consulter. Je ne suis qu’un pauvre gentilhomme de province qui ôte ses souliers avant d’entrer chez les savants. Il faut que vous sachiez mon nom. Je m’appelle le compère Tourangeau.

— Singulier nom pour un gentilhomme ! pensa l’archidiacre. Cependant il se sentait devant quelque chose de fort et de sérieux. L’instinct de sa haute intelligence lui en faisait deviner une non moins haute sous le bonnet fourré du compère Tourangeau ; et en considérant cette grave figure, le rictus ironique que la présence de Jacques Coictier avait fait éclore sur son visage morose s’évanouit peu à peu comme le crépuscule à un horizon de nuit. Il s’était rassis morne et silencieux sur son grand fauteuil, son coude avait repris sa place accoutumée sur la table, et son front sur sa main. Après quelques