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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/194

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LES MISÉRABLES. — FANTINE.

Ce personnage, grave d’une gravité presque menaçante, était de ceux qui, même rapidement entrevus, préoccupent l’observateur.

Il se nommait Javert, et il était de la police.

Il remplissait à Montreuil-sur-mer les fonctions pénibles, mais utiles, d’inspecteur. Il n’avait pas vu les commencements de Madeleine. Javert devait le poste qu’il occupait à la protection de M. Chabouillet, le secrétaire du ministre d’état comte Angles, alors préfet de police à Paris. Quand Javert était arrivé à Montreuil-sur-mer, la fortune du grand manufacturier était déjà faite, et le père Madeleine était devenu monsieur Madeleine.

Certains officiers de police ont une physionomie à part et qui se complique d’un air de bassesse mêlé à un air d’autorité. Javert avait cette physionomie, moins la bassesse.

Dans notre conviction, si les âmes étaient visibles aux yeux, on verrait distinctement cette chose étrange que chacun des individus de l’espèce humaine correspond à quelqu’une des espèces de la création animale ; et l’on pourrait reconnaître aisément cette vérité à peine entrevue par le penseur, que, depuis l’huître jusqu’à l’aigle, depuis le porc jusqu’au tigre, tous les animaux sont dans l’homme et que chacun d’eux est dans un homme. Quelquefois même plusieurs d’entre eux à la fois.

Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux, les fantômes visibles de nos âmes. Dieu nous les montre pour nous faire réfléchir. Seulement, comme les animaux ne sont que des ombres. Dieu ne les a point faits éducables dans le sens complet du mot ; à quoi bon ? Au contraire, nos âmes étant des réalités et ayant une fin qui leur est propre, Dieu leur a donné l’intelligence, c’est-à-dire l’éducation possible. L’éducation sociale bien faite peut toujours tirer d’une âme, quelle qu’elle soit, l’utilité qu’elle contient.

Ceci soit dit, bien entendu, au point de vue restreint de la vie terrestre apparente, et sans préjuger la question profonde de la personnalité antérieure et ultérieure des êtres qui ne sont pas l’homme. Le moi visible n’autorise en aucune façon le penseur à nier le moi latent. Cette réserve faite, passons.

Maintenant, si l’on admet un moment avec nous que dans tout homme il y a une des espèces animales de la création, il nous sera facile de dire ce que c’était que l’officier de paix Javert.

Les paysans asturiens sont convaincus que dans toute portée de louve il y a un chien, lequel est tué par la mère, sans quoi en grandissant il dévorerait les autres petits.

Donnez une face humaine à ce chien fils d’une louve, et ce sera Javert.

Javert était né dans une prison d’une tireuse de cartes dont le mari était