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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/233

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COMMENT JEAN PEUT DEVENIR CHAMP.

du bagne et on les fait venir. On les confronte au prétendu Champmathieu. Ils n’hésitent pas. Pour eux comme pour Brevet, c’est Jean Valjean. Même âge, il a cinquante-quatre ans, même taille, même air, même homme enfin, c’est lui. C’est en ce moment-là même que j’envoyais ma dénonciation à la préfecture de Paris. On me répond que je perds l’esprit et que Jean Valjean est à Arras au pouvoir de la justice. Vous concevez si cela m’étonne, moi qui croyais tenir ici ce même Jean Valjean ! J’écris à monsieur le juge d’instruction. Il me fait venir, on m’amène le Champmathieu…

— Eh bien ? interrompit M. Madeleine.

Javert répondit avec son visage incorruptible et triste :

— Monsieur le maire, la vérité est la vérité. J’en suis fâché, mais c’est cet homme-là qui est Jean Valjean. Moi aussi je l’ai reconnu.

M. Madeleine reprit d’une voix très basse :

— Vous êtes sûr ?

Javert se mit à rire de ce rire douloureux qui échappe à une conviction profonde :

— Oh, sûr !

Il demeura un moment pensif, prenant machinalement des pincées de poudre de bois dans la sébille à sécher l’encre qui était sur la table, et il ajouta :

— Et même, maintenant que je vois le vrai Jean Valjean, je ne comprends pas comment j’ai pu croire autre chose. Je vous demande pardon, monsieur le maire.

En adressant cette parole suppliante et grave à celui qui, six semaines auparavant, l’avait humilié en plein corps de garde et lui avait dit : sortez ! Javert, cet homme hautain, était à son insu plein de simplicité et de dignité. M. Madeleine ne répondit à sa prière que par cette question brusque :

— Et que dit cet homme ?

— Ah, dame ! monsieur le maire, l’affaire est mauvaise. Si c’est Jean Valjean, il y a récidive. Enjamber un mur, casser une branche, chiper des pommes, pour un enfant, c’est une polissonnerie ; pour un homme, c’est un délit ; pour un forçat, c’est un crime. Escalade et vol, tout y est. Ce n’est plus la police correctionnelle, c’est la cour d’assises. Ce n’est plus quelques jours de prison, ce sont les galères à perpétuité. Et puis, il y a l’affaire du petit savoyard que j’espère bien qui reviendra. Diable ! il y a de quoi se débattre, n’est-ce pas ? Oui, pour un autre que Jean Valjean. Mais Jean Valjean est un sournois. C’est encore là que je le reconnais. Un autre sentirait que cela chauffe ; il se démènerait, il crierait, la bouilloire chante devant le feu, il ne voudrait pas être Jean Valjean, et cætera. Lui, il n’a pas l’air de comprendre, il dit : Je suis Champmathieu, je ne sors pas