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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/349

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PRÉFACE PHILOSOPHIQUE.

Achevons de dire ce qu’est le fond de l’océan.

À partir de trois mille pieds de profondeur, il n’y a plus de gros animal. Tout est aux infiniment petits.

À ces distances de la surface, sous de si accablantes épaisseurs liquides, les squales ne pourraient vivre. La seule pression de l’eau les désorganiserait.

En haut la baleine, en bas le polycistinée. Quand il tombe mort en pleine mer, dans le trajet de la surface au fond, ce cétacé se dissout.

La baleine arrive au fond de la mer, infusoire. Prodigieuse mise en poussière !

Quant aux débris des naufrages, quant aux richesses disparues, quant aux hommes engloutis, quant aux armadas, quant aux Lapeyrouses, quant à tous les navires sombres depuis le commencement des temps, la sonde a cherché, qu’a-t-elle rapporté ? Rien. Où tout cela est-il ? Qu’est-ce que la mer fait des épaves ? Où met-elle ce qu’elle prend ? Le plus effrayant des sphinx est sous l’eau ; sa colère est en haut, dans les vagues ; son silence est au fond.

Rien des naufrages. Rien des poissons non plus. Jamais une arête. Jamais un squelette. Toujours et partout les infusoires.

Selon quelques observateurs, et ceci compliquerait le problème de ces disparitions énigmatiques, l’eau de la mer serait conservatrice. À cela deux raisons : l’eau marine est salée, et la salure est un embaumement ; l’eau marine est incompressible, incompressible au point que les plus énergiques appareils la réduisent à peine d’un soixantième ; or l’incompressibilité, qui maintient les molécules en place, est aussi un élément de conservation. Cette hypothèse, à laquelle se rallie un des plus sagaces sondeurs, le lieutenant Maury, serait corroborée par ces coquillages d’eau douce que Ehrenberg a trouvés au fond de la Méditerranée, et dont la chair était fraîche, et par ce vaisseau de guerre, le Royal-George, retiré de l’eau intact avec ses bois et ses cordages en quelque sorte neufs, après cinquante ans d’immersion dans la rade de Spithrad. Si la conjecture est fondée, si la mer conserve en effet ce qu’elle dévore, chaque fois que, du bord d’un navire en marche, on jette un homme mort à la mer avec un boulet aux pieds, l’homme tombe, s’enfonce, descend, se précipite, et tout à coup touche le fond et s’arrête, et, lesté par le boulet, à la même place à jamais, immobile comme les morts et debout comme les vivants, il reste, il persiste, il attend, momie éternelle et terrible, il est là avec le visage qu’il avait sur la terre, et les lueurs noyées sous les épaisseurs de l’eau éclairent vaguement cette forme sinistre.

Dans ce cas-là, la disparition des épaves, phénomène à peu près constaté, aurait toujours lieu après des siècles, non par désagrégation et pourriture,