Aller au contenu

Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/124

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
110
LES MISÉRABLES. — COSETTE.

Nous avons beau écrire à son pays, voilà six mois qu’on ne nous répond plus. Il faut croire que sa mère est morte.

— Ah ! dit l’homme, et il retomba dans sa rêverie.

— C’était une pas grand’chose que cette mère, ajouta la Thénardier. Elle abandonnait son enfant.

Pendant toute cette conversation, Cosette, comme si un instinct l’eût avertie qu’on parlait d’elle, n’avait pas quitté des yeux la Thénardier. Elle écoutait vaguement. Elle entendait çà et là quelques mots.

Cependant les buveurs, tous ivres aux trois quarts, répétaient leur refrain immonde avec un redoublement de gaîté. C’était une gaillardise de haut goût où étaient mêlés la Vierge et l’enfant Jésus. La Thénardier était allée prendre sa part des éclats de rire. Cosette, sous la table, regardait le feu qui se réverbérait dans son œil fîxe ; elle s’était remise à bercer l’espèce de maillot qu’elle avait fait, et, tout en le berçant, elle chantait à voix basse : Ma mère est morte ! ma mère est morte ! ma mère est morte !

Sur de nouvelles insistances de l’hôtesse, l’homme jaune, « le millionnaire », consentit enfin à souper.

— Que veut monsieur ?

— Du pain et du fromage, dit l’homme.

— Décidément c’est un gueux, pensa la Thénardier.

Les ivrognes chantaient toujours leur chanson, et l’enfant, sous la table, chantait aussi la sienne.

Tout à coup Cosette s’interrompit. Elle venait de se retourner et d’apercevoir la poupée des petites Thénardier qu’elles avaient quittée pour le chat et laissée à terre à quelques pas de la table de cuisine.

Alors elle laissa tomber le sabre emmaillotté qui ne lui suffisait qu’à demi, puis elle promena lentement ses yeux autour de la salle. La Thénardier parlait bas à son mari, et comptait de la monnaie, Ponine et Zelma jouaient avec le chat, les voyageurs mangeaient, ou buvaient, ou chantaient, aucun regard n’était fixé sur elle. Elle n’avait pas un moment à perdre. Elle sortit de dessous la table en rampant sur ses genoux et sur ses mains, s’assura encore une fois qu’on ne la guettait pas, puis se glissa vivement jusqu’à la poupée, et la saisit. Un instant après elle était à sa place, assise, immobile, tournée seulement de manière à faire de l’ombre sur la poupée qu’elle tenait dans ses bras. Ce bonheur de jouer avec une poupée était tellement rare pour elle qu’il avait toute la violence d’une volupté.

Personne ne l’avait vue, excepté le voyageur, qui mangeait lentement son maigre souper.

Cette joie dura près d’un quart d’heure.

Mais, quelque précaution que prît Cosette, elle ne s’apercevait pas qu’un