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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/558

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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

Maintenant, que voulez-vous qu’elles fassent ? Il faut bien qu’elles continuent d’aimer.

Oh ! si elles pouvaient, les malheureuses, si elles pouvaient s’ôter le cœur, s’ôter le rêve, s’endurcir d’un endurcissement incurable, se glacer à jamais, s’arracher les entrailles, et, puisqu’elles sont l’ordure, devenir le monstre ! si elles pouvaient ne plus songer ! si elles pouvaient ignorer la fleur, effacer l’astre, boucher le haut du puits, fermer le ciel ! elles ne souffriraient plus du moins. Mais non. Elles ont droit au mariage, elles ont droit au cœur, elles ont droit à la torture, elles ont droit à l’idéal. Aucun refroidissement n’étouffe l’incendie intérieur. Si glacées qu’elles soient, elles brûlent. Nous l’avons dit, ceci est à la fois leur misère et leur couronne. Cette sublimité se combine avec leur abjection pour l’accabler et pour la relever. Qu’elles le veuillent ou non, l’inextinguible ne s’éteint pas. La chimère est indomptable. Rien n’est plus invincible que le rêve, et le rêve, c’est presque tout l’homme. La nature n’admet pas d’être insolvable. Il faut contempler, il faut aspirer, il faut aimer. Au besoin le marbre donnera l’exemple. La statue devient plutôt femme que la femme ne devient statue.

Le cloaque est sanctuaire malgré lui. Cette conscience est malsaine ; il y a de l’air vicié dedans, le phénomène irrésistible ne s’en accomplit pas moins ; toutes les saintes générosités s’épanouissent livides dans cette cave. Le désespoir sécrète de la pitié, les cynismes sont refoulés par l’extase, les magnificences de la bonté éclatent sous l’infamie ; cette créature orpheline se sent épouse, sœur, mère ; et cette fraternité qui n’a pas de famille, et cette maternité qui n’a pas d’enfant, et cette adoration qui n’a pas d’autel, elle la jette aux ténèbres. Quelqu’un l’épouse. Qui ? celui qui est dans l’ombre. L’autre souffrant. Elle voit à son doigt un anneau fait de l’or mystérieux des songes. Et elle sanglote. Des torrents de larmes se font jour. Sombres délices.

Et en même temps, répétons-le, tortures inouïes. Elle n’est pas à celui à qui elle s’est donnée. Tout le monde la reprend. La brutale main publique tient la misérable et ne la lâche plus. Elle voudrait fuir, fuir où ? fuir qui ? Vous, nous, elle-même, lui qu’elle aime surtout, le funèbre homme idéal ; elle ne peut.

Ainsi, et ce sont là les accablements extrêmes, cette malheureuse expie, et son expiation lui vient de sa grandeur. Quoi qu’elle fasse, il faut qu’elle aime. Elle est condamnée à la lumière. Il faut qu’elle plaigne, qu’elle secoure, qu’elle se dévoue, qu’elle soit bonne. La femme qui n’a plus la pudeur voudrait ne plus avoir l’amour ; impossible. Les reflux du cœur sont fatals comme ceux de la mer ; les lumières du cœur sont fixes comme celles de la nuit. Il y a en nous de l’imperdable. Abnégation, sacrifice, tendresse, enthousiasme, tout ces rayons se retournent contre la femme au dedans d’elle-même, et l’attaquent, et la brûlent. Toutes ses vertus lui restent pour se venger d’elle. Là où elle eût été épouse, elle est esclave. Elle a cette misère de bercer un brigand dans le nuage bleu de ses illusions, et d’affubler Mandrin d’une guenille étoilée. Elle est la sœur de charité du crime. Elle aime, hélas ! elle subit sa divinité inamissible ; elle est magnanime en frémissant de l’être. Elle est heureuse d’un bonheur horrible. Elle rentre à reculons dans l’Éden indigné.

Cet imperdable que nous avons en nous, c’est à quoi l’on ne réfléchit pas assez.