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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/178

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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

L’argot appelle les écus les maltaises, souvenir de la monnaie qui avait cours sur les galères de Malte.

Outre les origines philologiques qui viennent d’être indiquées, l’argot a d’autres racines plus naturelles encore et qui sortent pour ainsi dire de l’esprit même de l’homme :

Premièrement, la création directe des mots. Là est le mystère des langues. Peindre par des mots qui ont, on ne sait comment ni pourquoi, des figures. Ceci est le fond primitif de tout langage humain, ce qu’on en pourrait nommer le granit. L’argot pullule de mots de ce genre, mots immédiats, créés de toute pièce on ne sait où ni par qui, sans étymologies, sans analogies, sans dérivés, mots solitaires, barbares, quelquefois hideux, qui ont une singulière puissance d’expression et qui vivent. — Le bourreau, le taule ; — la forêt, le sabri ; — la peur, la fuite, taf ; — le laquais, le larbin ; — le général, le préfet, le ministre, pharos ; — le diable, le rabouin. Rien n’est plus étrange que ces mots qui masquent et qui montrent. Quelques-uns, 'le rabouin, par exemple, sont en même temps grotesques et terribles, et vous font l’effet d’une grimace cyclopéenne.

Deuxièmement, la métaphore. Le propre d’une langue qui veut tout dire et tout cacher, c’est d’abonder en figures. La métaphore est une énigme où se réfugie le voleur qui complote un coup, le prisonnier qui combine une évasion. Aucun idiome n’est plus métaphorique que l’argot. — Dévisser le coco, tordre le cou ; — tortiller, manger ; — être gerbé, être jugé ; — un rat, un voleur de pain ; — il lansquine, il pleut, vieille figure frappante, qui porte en quelque sorte sa date avec elle, qui assimile les longues lignes obliques de la pluie aux piques épaisses et penchées des lansquenets, et qui fait tenir dans un seul mot la métonymie populaire : il pleut des hallebardes. Quelquefois, à mesure que l’argot va de la première époque à la seconde, des mots passent de l’état sauvage et primitif au sens métaphorique. Le diable cesse d’être le rabouin et devient le boulanger, celui qui enfourne. C’est plus spirituel, mais moins grand ; quelque chose comme Racine après Corneille, comme Euripide après Eschyle. Certaines phrases d’argot, qui participent des deux époques et ont à la fois le caractère barbare et le caractère métaphorique, ressemblent à des fantasmagories. — Les sorgueurs vont sollicer des gails à la lune (les rôdeurs vont voler des chevaux la nuit). — Cela passe devant l’esprit comme un groupe de spectres. On ne sait ce qu’on voit.

Troisièmement, l’expédient. L’argot vit sur la langue. Il en use à sa fantaisie, il y puise au hasard, et il se borne souvent, quand le besoin surgit, à la dénaturer sommairement et grossièrement. Parfois, avec les mots usuels ainsi déformés, et compliqués de mots d’argot pur, il compose des locutions pittoresques où l’on sent le mélange des deux cléments précédents, la créa-