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NOTES DE L’ÉDITEUR.

soit peut-être. Notre siècle n’a rien produit d’aussi grand, d’aussi complet, d’aussi puissant.

Je suis enfin arrivé au point culminant de la montagne, car je reprends votre image, votre comparaison si juste. Ce livre est une montagne autour de laquelle il faut que l’air circule et qu’on ne peut bien juger qu’arrivé au sommet. L’air qui circule autour de la montagne, cher maître, est fortifiant ; il a je ne sais quel souffle puissant et vigoureux qui retrempe.

J’ai lu, j’ai tout lu, j’ai dévoré votre œuvre immense. J’en ai vu le couronnement. J’ai pleuré. Je lisais à haute voix à mes associés, et vingt fois, trente fois, suffoqué d’émotion, la voix brisée, croyant assister à l’agonie d’un être cher et aimé, j’ai dû m’arrêter, suspendre la lecture, et mes associés ne pouvaient davantage contenir leur émotion qui allait jusqu’aux larmes. Pauvre Jean Valjean ! il était devenu nôtre, il y avait je ne sais quel lien qui s’était établi entre les personnages de votre drame et le lecteur. C’est qu’ils sont tous si vivants, si vrais, si humains. C’est qu’il existe une parenté inconnue et mystérieuse entre les cœurs. Jean Valjean, Marius, Cosette étaient pour ainsi dire entrés dans notre vie. Là est la puissance du génie.

Cette fin est douloureuse, mais il y a là une sérénité, un calme, une splendeur de vertu qui élève l’âme en même temps que l’action impressionne au plus haut degré.

Quel drame puissant que ce drame de la conscience, que cette lutte du devoir. Je ne dirai rien, cher maître, de chacun des épisodes nouveaux de votre œuvre. Tout y est beau, superbe, éclatant. Mais la portée morale en dépasse encore peut-être la valeur matérielle, l’art de l’action, la force du style, la composition des figures ; et pourtant action, style, personnages, pensées, descriptions, peintures de mœurs, de caractères, étude sociale, tout y est sans égal, à un degré qu’on ne dépassera jamais…


Lacroix jouissait de son triomphe avec une joie sans mélange ; le bruit que faisaient les Misérables l’enorgueillissait. Mais ce qui était encore mieux pour lui, il gagnait beaucoup d’argent et il pouvait vanter son flair de libraire à celui qui l’avait commandité. Il venait de faire un si grand bond qu’il avait conquis une sorte de célébrité. Aussi le commerçant avisé n’a pas encore terminé la publication des Misérables que, malgré son enthousiasme, il ne perd pas la tête ; le 26 mai il écrit :


Viendrez-vous à Bruxelles après les Misérables terminés ? Tout le monde d’ici et de Paris voudrait vous voir.


Voilà, entre parenthèses, la retraite paisible qu’il offrait à Victor Hugo quand il l’engageait à venir à Bruxelles pour reviser son roman et en corriger les épreuves : « Tout le monde voudrait vous voir ». Mais Lacroix surtout tient à le voir :


Nous causerions des Chansons des rues et des bois pour lesquelles j’attends votre demande, votre fixation de prix. Faites-le vous-même, cher maître, au plus juste. Je vous dirai si la chose est possible sans marchander. C’est mon système, vous le connaissez.


Lacroix avait été devancé, car le 22 avril Hetzel avait déjà offert à Victor Hugo de traiter pour les Chansons des champs et des rues (il écorchait le titre) et il promettait le secret :


N’ayez peur avec moi d’aucune indiscrétion petite ou grande, rien ne saitjamais ce que je dois cacher, ni femme, ni moi-même ; je n’ai pas de confesseur.


Et dans cette même lettre il démontrait encore que Victor Hugo avait fait une médiocre affaire avec les Misérables.


LA PUBLICATION DES QUATRIÈME ET CINQUIÈME PARTIES.


Mais il s’agissait pour l’instant de publier au plus tôt les deux dernières parties, car la saison était très avancée. On était au commencement de juin. Paul Meurice