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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/190

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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

attendais pas, tu perds le discours que tu devais me faire, monsieur l’avocat, c’est taquinant. Eh bien, tant pis, rage. Je fais ce que tu veux, ça te la coupe, imbécile ! Écoute. J’ai pris des renseignements, moi aussi je suis sournois ; elle est charmante, elle est sage, le lancier n’est pas vrai, elle a fait des tas de charpie, c’est un bijou, elle t’adore. Si tu étais mort, nous aurions été trois ; sa bière aurait accompagné la mienne. J’avais bien eu l’idée, dès que tu as été mieux, de te la camper tout bonnement à ton chevet, mais il n’y a que dans les romans qu’on introduit tout de go les jeunes filles près du lit des jolis blessés qui les intéressent. Ça ne se fait pas. Qu’aurait dit ta tante ? Tu étais tout nu les trois quarts du temps, mon bonhomme. Demande à Nicolette, qui ne t’a pas quitté une minute, s’il y avait moyen qu’une femme fût là. Et puis qu’aurait dit le médecin ? Ça ne guérit pas la fièvre, une jolie fille. Enfin, c’est bon, n’en parlons plus, c’est dit, c’est fait, c’est bâclé, prends-la. Telle est ma férocité. Vois-tu, j’ai vu que tu ne m’aimais pas, j’ai dit : Qu’est-ce que je pourrais donc faire pour que cet animal-là m’aime ? J’ai dit : Tiens, j’ai ma petite Cosette sous la main, je vais la lui donner, il faudra bien qu’il m’aime alors un peu, ou qu’il dise pourquoi. Ah ! tu croyais que le vieux allait tempêter, faire la grosse voix, crier non, et lever la canne sur toute cette aurore. Pas du tout. Cosette, soit ; amour, soit. Je ne demande pas mieux. Monsieur, prenez la peine de vous marier. Sois heureux, mon enfant bien-aimé.

Cela dit, le vieillard éclata en sanglots.

Et il prit la tête de Marius, et il la serra dans ses deux bras contre sa vieille poitrine, et tous deux se mirent à pleurer. C’est là une des formes du bonheur suprême.

— Mon père ! s’écria Marius.

— Ah ! tu m’aimes donc ! dit le vieillard.

Il y eut un moment ineffable. Ils étouffaient et ne pouvaient parler. Enfin le vieillard bégaya :

— Allons ! le voilà débouché. Il m’a dit : Mon père.

Marius dégagea sa tête des bras de l’aïeul, et dit doucement :

— Mais, mon père, à présent que je me porte bien, il me semble que je pourrais la voir.

— Prévu encore, tu la verras demain.

— Mon père !

— Quoi ?

— Pourquoi pas aujourd’hui ?

— Eh bien, aujourd’hui. Va pour aujourd’hui. Tu m’as dit trois fois « mon père », ça vaut bien ça. Je vais m’en occuper. On te l’amènera Prévu, te dis-je. Ceci a déjà été mis en vers. C’est le dénouement de l’élégie