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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/20

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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

C’est à cette canaille que songeait sans doute saint-Jérôme, et à tous ces pauvres gens, et à tous ces vagabonds, et à tous ces misérables d’où sont sortis les apôtres et les martyrs, quand il disait cette parole mystérieuse : Fex urbis, lex orbis.

Les exaspérations de cette foule qui souffre et qui saigne, ses violences à contre-sens sur les principes qui sont sa vie, ses voies de fait contre le droit, sont des coups d’état populaires, et doivent être réprimés. L’homme probe s’y dévoue, et, par amour même pour cette foule, il la combat. Mais comme il la sent excusable tout en lui tenant tête ! comme il la vénère tout en lui résistant ! C’est là un de ces moments rares où, en faisant ce qu’on doit faire, on sent quelque chose qui déconcerte et qui déconseillerait presque d’aller plus loin ; on persiste, il le faut ; mais la conscience satisfaite est triste, et l’accomplissement du devoir se complique d’un serrement de cœur.

Juin 1848 fut, hâtons-nous de le dire, un fait à part, et presque impossible à classer dans la philosophie de l’histoire. Tous les mots que nous venons de prononcer doivent être écartés quand il s’agit de cette émeute extraordinaire où l’on sentit la sainte anxiété du travail réclamant ses droits. Il fallut la combattre, et c’était le devoir, car elle attaquait la République. Mais, au fond, que fut juin 1848 ? Une révolte du peuple contre lui-même.

Là où le sujet n’est point perdu de vue, il n’y a point de digression, qu’il nous soit donc permis d’arrêter un moment l’attention du lecteur sur les deux barricades absolument uniques dont nous venons de parler et qui ont caractérisé cette insurrection.

L’une encombrait l’entrée du faubourg Saint-Antoine, l’autre défendait l’approche du faubourg du Temple ; ceux devant qui se sont dressés, sous l’éclatant ciel bleu de juin, ces deux effrayants chefs-d’œuvre de la guerre civile, ne les oublieront jamais.

La barricade Saint-Antoine était monstrueuse ; elle était haute de trois étages et large de sept cents pieds. Elle barrait d’un angle à l’autre la vaste embouchure du faubourg, c’est-à-dire trois rues ; ravinée, déchiquetée, dentelée, hachée, crénelée d’une immense déchirure, contre-butée de monceaux qui étaient eux-mêmes des bastions, poussant des caps çà et là, puissamment adossée aux deux grands promontoires de maisons du faubourg, elle surgissait comme une levée cyclopéenne au fond de la redoutable place qui a vu le 14 juillet. Dix-neuf barricades s’étageaient dans la profondeur des rues, derrière cette barricade mère. Rien qu’à la voir, on sentait dans le faubourg l’immense souffrance agonisante arrivée à cette minute extrême où une détresse veut devenir une catastrophe. De quoi était faite cette barricade ? De l’écroulement de trois maisons à six étages, démolies exprès,