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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/241

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LE SEPTIÈME CERCLE…

— Que suis-je pour Cosette ? un passant. Il y a dix ans, je ne savais pas qu’elle existât. Je l’aime, c’est vrai. Une enfant qu’on a vue petite, étant soi-même déjà vieux, on l’aime. Quand on est vieux, on se sent grand-père pour tous les petits enfants. Vous pouvez, ce me semble, supposer que j’ai quelque chose qui ressemble à un cœur. Elle était orpheline. Sans père ni mère. Elle avait besoin de moi. Voilà pourquoi je me suis mis à l’aimer. C’est si faible les enfants, que le premier venu, même un homme comme moi, peut être leur protecteur. J’ai fait ce devoir-là vis-à-vis de Cosette. Je ne crois pas qu’on puisse vraiment appeler si peu de chose une bonne action ; mais si c’est une bonne action, eh bien, mettez que je l’ai faite. Enregistrez cette circonstance atténuante. Aujourd’hui Cosette quitte ma vie ; nos deux chemins se séparent. Désormais je ne puis plus rien pour elle. Elle est madame Pontmercy. Sa providence a changé. Et Cosette gagne au change. Tout est bien. Quant aux six cent mille francs, vous ne m’en parlez pas, mais je vais au-devant de votre pensée, c’est un dépôt. Comment ce dépôt était-il entre mes mains ? Qu’importe ? Je rends le dépôt. On n’a rien de plus à me demander. Je complète la restitution en disant mon vrai nom. Ceci encore me regarde. Je tiens, moi, à ce que vous sachiez qui je suis.

Et Jean Valjean regarda Marius en face.

Tout ce qu’éprouvait Marius était tumultueux et incohérent. De certains coups de vent de la destinée font de ces vagues dans notre âme.

Nous avons tous eu de ces moments de trouble dans lesquels tout se disperse en nous ; nous disons les premières choses venues, lesquelles ne sont pas toujours précisément celles qu’il faudrait dire. Il y a des révélations subites qu’on ne peut porter et qui enivrent comme un vin funeste. Marius était stupéfié de la situation nouvelle qui lui apparaissait, au point de parler à cet homme presque comme quelqu’un qui lui en aurait voulu de cet aveu.

— Mais enfin, s’écria-t-il, pourquoi me dites-vous tout cela ? Qu’est-ce qui vous y force ? Vous pouviez vous garder le secret à vous-même. Vous n’êtes ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué ? Vous avez une raison pour faire, de gaîté de cœur, une telle révélation. Achevez. Il y a autre chose. À quel propos faites-vous cet aveu ? Pour quel motif ?

— Pour quel motif ? répondit Jean Valjean d’une voix si basse et si sourde qu’on eût dit que c’était à lui-même qu’il parlait plus qu’à Marius. Pour quel motif, en effet, ce forçat vient-il dire : Je suis un forçat ? Eh bien oui ! le motif est étrange. C’est par honnêteté. Tenez, ce qu’il y a de malheureux, c’est un fil que j’ai là dans le cœur et qui me tient attaché. C’est surtout quand on est vieux que ces fils-là sont solides. Toute la vie se