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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

j’aurais regardé Cosette en face, et j’aurais répondu au sourire de l’ange par le sourire du damné, et j’aurais été un fourbe abominable ! Pourquoi faire ? pour être heureux. Pour être heureux, moi ! Est-ce que j’ai le droit d’être heureux ? Je suis hors de la vie, monsieur.

Jean Valjean s’arrêta. Marius écoutait. De tels enchaînements d’idées et d’angoisses ne se peuvent interrompre. Jean Valjean baissa la voix de nouveau, mais ce n’était plus la voix sourde, c’était la voix sinistre.

— Vous demandez pourquoi je parle ? je ne suis ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué, dites-vous. Si ! je suis dénoncé ! si ! je suis poursuivi ! si ! je suis traqué ! Par qui ? par moi. C’est moi qui me barre à moi-même le passage, et je me traîne, et je me pousse, et je m’arrête, et je m’exécute, et quand on se tient soi-même, on est bien tenu.

Et, saisissant son propre habit à poigne-main et le tirant vers Marius :

— Voyez donc ce poing-ci, continua-t-il. Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il tient ce collet-là de façon à ne pas le lâcher ? Eh bien ! c’est bien un autre poignet, la conscience ! Il faut, si l’on veut être heureux, monsieur, ne jamais comprendre le devoir ; car, dès qu’on l’a compris, il est implacable. On dirait qu’il vous punit de le comprendre ; mais non ; il vous en récompense ; car il vous met dans un enfer où l’on sent à côté de soi Dieu. On ne s’est pas sitôt déchiré les entrailles qu’on est en paix avec soi-même.

Et, avec une accentuation poignante, il ajouta :

— Monsieur Pontmercy, cela n’a pas le sens commun, je suis un honnête homme. C’est en me dégradant à vos yeux que je m’élève aux miens. Ceci m’est déjà arrivé une fois, mais c’était moins douloureux ; ce n’était rien. Oui, un honnête homme. Je ne le serais pas si vous aviez, par ma faute, continué de m’estimer ; maintenant que vous me méprisez, je le suis. J’ai cette fatalité sur moi que, ne pouvant jamais avoir que de la considération volée, cette considération m’humilie et m’accable intérieurement, et que, pour que je me respecte, il faut qu’on me méprise. Alors je me redresse. Je suis un galérien qui obéit à sa conscience. Je sais bien que cela n’est pas ressemblant. Mais que voulez-vous que j’y fasse ? cela est. J’ai pris des engagements envers moi-même ; je les tiens. Il y a des rencontres qui nous lient, il y a des hasards qui nous entraînent dans des devoirs. Voyez-vous, monsieur Pontmercy, il m’est arrivé des choses dans ma vie.

Jean Valjean fit encore une pause, avalant sa salive avec effort comme si ses paroles avaient un arrière-goût amer, et il reprit :

— Quand on a une telle horreur sur soi, on n’a pas le droit de la faire partager aux autres à leur insu, on n’a pas le droit de leur communiquer sa