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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/265

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AUTRES PAS EN ARRIÈRE.

effroyable douleur parasite aux mille dents, laquelle vit dans ce misérable, qui en meurt. On ne sait pas que cet homme est un gouffre. Il est stagnant, mais profond. De temps en temps un trouble auquel on ne comprend rien se fait à sa surface. Une ride mystérieuse se plisse, puis s’évanouit, puis reparaît ; une bulle d’air monte et crève. C’est peu de chose, c’est terrible. C’est la respiration de la bête inconnue.

De certaines habitudes étranges, arriver à l’heure où les autres partent, s’effacer pendant que les autres s’étalent, garder dans toutes les occasions ce qu’on pourrait appeler le manteau couleur de muraille, chercher l’allée solitaire, préférer la rue déserte, ne point se mêler aux conversations, éviter les foules et les fêtes, sembler à son aise et vivre pauvrement, avoir, tout riche qu’on est, sa clef dans sa poche et sa chandelle chez le portier, entrer par la petite porte, monter par l’escalier dérobé, toutes ces singularités insignifiantes, rides, bulles d’air, plis fugitifs à la surface, viennent souvent d’un fond formidable.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Une vie nouvelle s’empara peu à peu de Cosette ; les relations que crée le mariage, les visites, le soin de la maison, les plaisirs, ces grandes affaires. Les plaisirs de Cosette n’étaient pas coûteux ; ils consistaient en un seul : être avec Marius. Sortir avec lui, rester avec lui , c’était là la grande occupation de sa vie. C’était pour eux une joie toujours toute neuve de sortir bras dessus bras dessous, à la face du soleil, en pleine rue, sans se cacher, devant tout le monde, tous les deux tout seuls. Cosette eut une contrariété. Toussaint ne put s’accorder avec Nicolette, le soudage de deux vieilles filles étant impossible, et s’en alla. Le grand-père se portait bien ; Marius plaidait çà et là quelques causes ; la tante Gillenormand menait paisiblement près du nouveau ménage cette vie latérale qui lui suffisait. Jean Valjean venait tous les jours.

Le tutoiement disparu, le vous, le madame, le monsieur Jean, tout cela le faisait autre pour Cosette. Le soin qu’il avait pris lui-même de la détacher de lui, lui réussissait. Elle était de plus en plus gaie et de moins en moins tendre. Pourtant elle l’aimait toujours bien, et il le sentait. Un jour elle lui dit tout à coup : Vous étiez mon père, vous n’êtes plus mon père, vous étiez mon oncle, vous n’êtes plus mon oncle, vous étiez monsieur Fauchelevent, vous êtes Jean. Qui êtes-vous donc ? Je n’aime pas tout ça. Si je ne vous savais pas si bon, j’aurais peur de vous.

Il demeurait toujours rue de l’Homme-Armé, ne pouvant se résoudre à s’éloigner du quartier qu’habitait Cosette.

Dans les premiers temps il ne restait près de Cosette que quelques minutes, puis s’en allait.

Peu à peu il prit l’habitude de faire ses visites moins courtes. On eût dit