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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

et des carabines aux meurtrières ; nul moyen d’entrer ; une maison le jour, une citadelle la nuit, huit cents habitants, voilà ce village. Pourquoi tant de précautions ? c’est que ce pays est dangereux ; il est plein d’anthropophages. Alors pourquoi y va-t-on ? c’est que ce pays est merveilleux ; on y trouve de l’or.

— Où voulez-vous en venir ? interrompit Marius qui du désappointement passait à l’impatience.

— À ceci, monsieur le baron. Je suis un ancien diplomate fatigué. La vieille civilisation m’a mis sur les dents. Je veux essayer des sauvages.

— Après ?

— Monsieur le baron, l’égoïsme est la loi du monde. La paysanne prolétaire qui travaille à la journée se retourne quand la diligence passe, la paysanne propriétaire qui travaille à son champ ne se retourne pas. Le chien du pauvre aboie après le riche, le chien du riche aboie après le pauvre. Chacun pour soi. L’intérêt, voilà le but des hommes. L’or, voilà l’aimant.

— Après ? Concluez.

— Je voudrais aller m’établit à la Joya. Nous sommes trois. J’ai mon épouse et ma demoiselle ; une fille qui est fort belle. Le voyage est long et cher. Il me faut un peu d’argent.

— En quoi cela me regarde-t-il ? demanda Marius.

L’inconnu tendit le cou hors de sa cravate, geste propre au vautour, et répliqua avec un redoublement de sourire :

— Est-ce que monsieur le baron n’a pas lu ma lettre ?

Cela était à peu près vrai. Le fait est que le contenu de l’épître avait glissé sur Marius. Il avait vu l’écriture plus qu’il n’avait lu la lettre. Il s’en souvenait à peine. Depuis un moment un nouvel éveil venait de lui être donné. Il avait remarqué ce détail : mon épouse et ma demoiselle. Il attachait sur l’inconnu un œil pénétrant. Un juge d’instruction n’eût pas mieux regardé. Il le guettait presque. Il se borna à lui répondre :

— Précisez.

L’inconnu inséra ses deux mains dans ses deux goussets, releva sa tête sans redresser son épine dorsale, mais en scrutant de son côté Marius avec le regard vert de ses lunettes.

— Soit, monsieur le baron. Je précise. J’ai un secret à vous vendre.

— Un secret !

— Un secret.

— Qui me concerne ?

— Un peu.

— Quel est ce secret ?

Marius examinait de plus en plus l’homme, tout en l’écoutant.