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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/294

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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

Marius rapprocha brusquement sa chaise de celle de Thénardier. Thénardier remarqua ce mouvement et continua avec la lenteur d’un orateur qui tient son interlocuteur et qui sent la palpitation de son adversaire sous ses paroles :

— Cet homme, forcé de se cacher, pour des raisons du reste étrangères à la politique, avait pris l’égout pour domicile et en avait une clef. C’était, je le répète, le 6 juin ; il pouvait être huit heures du soir. L’homme entendit du bruit dans l’égout. Très surpris, il se blottit, et guetta. C’était un bruit de pas, on marchait dans l’ombre, on venait de son côté. Chose étrange, il y avait dans l’égout un autre homme que lui. La grille de sortie de l’égout n’était pas loin. Un peu de lumière qui en venait lui permit de reconnaître le nouveau venu et de voir que cet homme portait quelque chose sur son dos. Il marchait courbé. L’homme qui marchait courbé était un ancien forçat, et ce qu’il traînait sur ses épaules était un cadavre. Flagrant délit d’assassinat, s’il en fut. Quant au vol, il va de soi ; on ne tue pas un homme gratis. Ce forçat allait jeter ce cadavre à la rivière. Un fait à noter, c’est qu’avant d’arriver à la grille de sortie, ce forçat, qui venait de loin dans l’égout, avait nécessairement rencontré une fondrière épouvantable où il semble qu’il eût pu laisser le cadavre ; mais, dès le lendemain, les égoutiers, en travaillant à la fondrière, y auraient retrouvé l’homme assassiné, et ce n’était pas le compte de l’assassin. Il avait mieux aimé traverser la fondrière, avec son fardeau, et ses efforts ont dû être effrayants, il est impossible de risquer plus complètement sa vie ; je ne comprends pas qu’il soit sorti de là vivant.

La chaise de Marius se rapprocha encore. Thénardier en profita pour respirer longuement. Il poursuivit :

— Monsieur le baron, un égout n’est pas le Champ de Mars. On y manque de tout, et même de place. Quand deux hommes sont là, il faut qu’ils se rencontrent. C’est ce qui arriva. Le domicilié et le passant furent forcés de se dire bonjour, à regret l’un et l’autre. Le passant dit au domicilié : — Tu vois ce que j’ai sur le dos, il faut que je sorte, tu as la clef, donne-la-moi. Ce forçat était un homme d’une force terrible. Il n’y avait pas à refuser. Pourtant celui qui avait la clef parlementa, uniquement pour gagner du temps. Il examina ce mort, mais il ne put rien voir, sinon qu’il était jeune, bien mis, l’air d’un riche, et tout défiguré par le sang. Tout en causant, il trouva moyen de déchirer et d’arracher par derrière, sans que l’assassin s’en aperçût, un morceau de l’habit de l’homme assassiné. Pièce à conviction, vous comprenez ; moyen de ressaisir la trace des choses et de prouver le crime au criminel. Il mit la pièce à conviction dans sa poche. Après quoi il ouvrit la grille, fit sortir l’homme avec son embarras sur le dos, referma la grille et se sauva, se souciant peu d’être mêlé au surplus de l’aventure et