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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/45

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LA SITUATION S’AGGRAVE.

rasse sur un toit, s’y était fait apporter un fauteuil Voltaire ; un coup de mitraille vint l’y trouver.

Sitôt que le chef a commandé le branle-bas de combat, tous les mouvements désordonnés cessent ; plus de tiraillements de l’un à l’autre ; plus de coteries ; plus d’aparté ; plus de bande à part ; tout ce qui est dans les esprits converge et se change en attente de l’assaillant. Une barricade avant le danger, chaos ; dans le danger, discipline. Le péril fait l’ordre.

Dès qu’Enjolras eut pris sa carabine à deux coups et se fut placé à une espèce de créneau qu’il s’était réservé, tous se turent. Un pétillement de petits bruits secs retentit confusément le long de la muraille de pavés. C’était les fusils qu’on armait.

Du reste, les attitudes étaient plus fières et plus confiantes que jamais ; l’excès du sacrifice est un affermissement ; ils n’avaient plus l’espérance, mais ils avaient le désespoir. Le désespoir, dernière arme, qui donne la victoire quelquefois ; Virgile l’a dit. Les ressources suprêmes sortent des résolutions extrêmes. S’embarquer dans la mort, c’est parfois le moyen d’échapper au naufrage ; et le couvercle du cercueil devient une planche de salut.

Comme la veille au soir, toutes les attentions étaient tournées, et on pourrait presque dire appuyées, sur le bout de la rue, maintenant éclairé et visible.

L’attente ne fut pas longue. Le remuement recommença distinctement du côté de Saint-Leu, mais cela ne ressemblait pas au mouvement de la première attaque. Un clapotement de chaînes, le cahotement inquiétant d’une masse, un cliquetis d’airain sautant sur le pavé, une sorte de fracas solennel, annoncèrent qu’une ferraille sinistre s’approchait. Il y eut un tressaillement dans les entrailles de ces vieilles rues paisibles, percées et bâties pour la circulation féconde des intérêts et des idées, et qui ne sont pas faites pour le roulement monstrueux des roues de la guerre.

La fixité des prunelles de tous les combattants sur l’extrémité de la rue devint farouche.

Une pièce de canon apparut.

Les artilleurs poussaient la pièce ; elle était dans son encastrement de tir ; l’avant-train avait été détaché ; deux soutenaient l’affût, quatre étaient aux roues ; d’autres suivaient avec le caisson. On voyait fumer la mèche allumée.

— Feu ! cria Enjolras.

Toute la barricade fit feu, la détonation fut effroyable ; une avalanche de fumée couvrit et effaça la pièce et les hommes ; après quelques secondes le nuage se dissipa, et le canon et les hommes reparurent ; les servants de la pièce achevaient de la rouler en face de la barricade lentement, correctement, et sans se hâter. Pas un n’était atteint. Puis le chef de pièce, pesant