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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

charmante menace de voler bas. Qui était là aspirait du bonheur ; la vie sentait bon ; toute cette nature exhalait la candeur, le secours, l’assistance, la paternité, la caresse, l’aurore. Les pensées qui tombaient du ciel étaient douces comme une petite main d’enfant qu’on baise.

Les statues sous les arbres, nues et blanches, avaient des robes d’ombre trouées de lumière ; ces déesses étaient toutes déguenillées de soleil ; il leur pendait des rayons de tous les côtés. Autour du grand bassin, la terre était déjà séchée au point d’être presque brûlée. Il faisait assez de vent pour soulever çà et là de petites émeutes de poussière. Quelques feuilles jaunes, restées du dernier automne, se poursuivaient joyeusement, et semblaient gaminer.

L’abondance de la clarté avait on ne sait quoi de rassurant. Vie, sève, chaleur, effluves, débordaient ; on sentait sous la création l’énormité de la source ; dans tous ces souffles pénétrés d’amour, dans ce va-et-vient de réverbérations et de reflets, dans cette prodigieuse dépense de rayons, dans ce versement indéfini d’or fluide, on sentait la prodigalité de l’inépuisable ; et, derrière cette splendeur comme derrière un rideau de flamme, on entrevoyait Dieu, ce millionnaire d’étoiles.

Grâce au sable, il n’y avait pas une tache de boue ; grâce à la pluie, il n’y avait pas un grain de cendre. Les bouquets venaient de se laver ; tous les velours, tous les satins, tous les vernis, tous les ors, qui sortent de la terre sous forme de fleurs, étaient irréprochables. Cette magnificence était propre. Le grand silence de la nature heureuse emplissait le jardin. Silence céleste compatible avec mille musiques, roucoulements de nids, bourdonnements d’essaims, palpitations du vent. Toute l’harmonie de la saison s’accomplissait dans un gracieux ensemble ; les entrées et les sorties du printemps avaient lieu dans l’ordre voulu ; les lilas finissaient, les jasmins commençaient ; quelques fleurs étaient attardées, quelques insectes en avance ; l’avant-garde des papillons rouges de juin fraternisait avec l’arrière-garde des papillons blancs de mai. Les platanes faisaient peau neuve. La brise creusait des ondulations dans l’énormité magnifique des marronniers. C’était splendide. Un vétéran de la caserne voisine qui regardait à travers la grille disait : Voilà le printemps au port d’armes et en grande tenue.

Toute la nature déjeunait ; la création était à table ; c’était l’heure ; la grande nappe bleue était mise au ciel et la grande nappe verte sur la terre ; le soleil éclairait à giorno. Dieu servait le repas universel. Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier trouvait du chènevis, le pinson trouvait du millet, le chardonneret trouvait du mouron, le rouge-gorge trouvait des vers, l’abeille trouvait des fleurs, la mouche trouvait des infusoires, le verdier trouvait des mouches. On se mangeait bien un peu les uns les autres, ce