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L'HOMME QUI RIT

— À présent…

L’homme avança du pied l’escabeau, y fit asseoir, toujours par une poussée aux épaules, le petit garçon, et lui montra de l’index l’écuelle qui fumait sur le poêle. Ce que l’enfant entrevoyait dans cette écuelle, c’était encore le ciel, c’est-à-dire une pomme de terre et du lard.

— Tu as faim, mange.

L’homme prit sur une planche une croûte de pain dur et une fourchette de fer, et les présenta à l’enfant. L’enfant hésitait.

— Faut-il que je te mette le couvert ? dit l’homme.

Et il posa l’écuelle sur les genoux de l’enfant.

— Mords dans tout ça !

La faim l’emporta sur l’ahurissement. L’enfant se mit à manger. Le pauvre être dévorait plutôt qu’il ne mangeait. Le bruit joyeux du pain croqué remplissait la cahute. L’homme bougonnait.

— Pas si vite, horrible goinfre ! Est-il gourmand, ce gredin-là ! Ces canailles qui ont faim mangent d’une façon révoltante. On n’a qu’à voir souper un lord. J’ai vu dans ma vie des ducs manger. Ils ne mangent pas ; c’est ça qui est noble. Ils boivent, par exemple. Allons, marcassin, empiffre-toi !

L’absence d’oreilles qui caractérise le ventre affamé faisait l’enfant peu sensible à cette violence d’épithètes, tempérée d’ailleurs par la charité des actions, contre-sens à son profit. Pour l’instant, il était absorbé par ces deux urgences, et par ces deux extases, se réchauffer, manger.

Ursus poursuivait entre cuir et chair son imprécation en sourdine :

— J’ai vu le roi Jacques souper en personne dans le Banqueting house où l’on admire des peintures du fameux Rubens ; Sa Majesté ne touchait à rien. Ce gueux-ci broute ! Brouter, mot qui dérive de brute. Quelle idée ai-je eue de venir dans ce Weymouth, sept fois voué aux dieux infernaux ! Je n’ai depuis ce matin rien vendu, j’ai parlé à la neige, j’ai joué de la flûte à l’ouragan, je n’ai pas empoché un farthing, et le soir il m’arrive des pauvres ! Hideuse contrée ! Il y a bataille, lutte et concours entre les passants imbéciles et moi. Ils tâchent de ne me donner que des liards, je tâche de ne leur donner que des drogues. Eh bien, aujourd’hui, rien ! pas un idiot dans le carrefour, pas un penny dans la caisse ! Mange, boy de l’enfer ! tords et troque ! nous sommes dans un temps où rien n’égale le cynisme des pique-assiettes. Engraisse à mes dépens, parasite. Il est mieux qu’affamé, il est enragé, cet être-là. Ce n’est pas de l’appétit, c’est de la férocité. Il est surmené par un virus rabique. Qui sait ? il a peut-être la peste. As-tu la peste, brigand ? S’il allait la donner à Homo ! Ah mais, non ! crevez, populace, mais je ne veux pas que mon loup meure. Ah çà, j’ai faim moi aussi. Je déclare